Parce que le monde des adultes est décidément trop cruel, le corps d’un enfant refuse un jour de grandir. La métaphore n’est pas neuve, Le Tambour de Günter Grass et son adaptation par Volker Schlöndorff en ayant déjà fait pratiquement un cliché. Seulement, chez les Israéliens David Grossman, écrivain, et Nir Bergman, réalisateur qui adapte ici un de ses romans, la métaphore ne se dresse pas en juge de l’Histoire en marche, mais traduit physiquement un état maladif intime, appelant moins à l’adhésion qu’au malaise.
Nous sommes dans les années 1960, dans un quartier de Jérusalem – plus exactement une cour entre quatre immeubles et un arbre au milieu, chaque voisin pouvant épier tous les autres, la caméra n’osant filmer le ciel qu’au dehors. On sent qu’un enfant qui vivrait là ne saurait s’épanouir qu’en sachant en sortir. Cependant Aharon, le petit protagoniste du film, répond à la menace d’enfermement par une évasion qui est en fait un repli. Tandis qu’autour de lui les enfants mûrissent, que les adultes s’aigrissent (sous l’influence de sa mère, monstre domestique et castrateur), que même l’arbre disparaît et quelques murs tombent, lui reste accroché à une part d’innocence enfantine qui apparaît de plus en plus chimérique, voire dangereuse. Il persiste dans des jeux auxquels il restera peu à peu le seul à jouer, parfois jusqu’au sang ; sabote l’occasion qui lui est offerte d’intégrer un mouvement de jeunesse. Paradoxalement, il aimerait bien séduire une fille, mais c’est difficile quand celle-ci voit sa maturité porter son intérêt ailleurs, et quand même les copains finissent par relever le déphasage de ce garçon vis-à-vis du monde. Sa voix résonne en off pour affirmer son parti pris de refuser la noirceur des adultes, mais elle ne s’adresse qu’à lui-même et ne fait que souligner sa morbide prison intérieure.
Réclusion volontaire
Rejetant vite en arrière-plan la reconstitution historique – minimale – et le gimmick métaphorique du corps d’Aharon interrompant sa croissance, Nir Bergman travaille sur la stagnation intime du garçon, qui paradoxalement évolue en une cellule empoisonnée dont la sortie reste incertaine. Contrairement au personnage campé par David Bennent dans Le Tambour, exhibé en phénomène de foire prétexte à une observation convenue des adultes et de l’histoire, le petit observateur est aussi au centre de l’attention du scénariste-réalisateur, personnage d’enfant certes – lui aussi – plus métaphorique que réaliste, mais assurément plus qu’un accessoire, et qui synthétise avec acuité les tourments de cet âge et de son avenir cachés derrière l’insouciance prêtée à nos chères petites têtes.
À l’instar de l’ambivalence de la voix off, à la fois partage de l’intimité du narrateur avec le spectateur et preuve offerte au second de l’isolement du premier, Bergman établit avec doigté un équilibre quant au point de vue porté sur Aharon. Il offre d’une part une empathie avec la souffrance de l’enfant, sa perception cruelle des troubles qui l’entourent, d’autre part un regard extérieur lucide sur son état, sa réclusion volontaire au caractère quasi monstrueux (voir comment l’étendue de celle-ci apparaît abruptement, par les témoignages de ses amis). Pour finir par rendre déchirant, en un simple panoramique, une scène finale ambiguë dont on ne sait trop si elle bouche l’avenir du garçon ou si elle lui laisse une ultime chance de sortir de son impasse. Cela reste un regard de cinéaste plutôt discret, auquel on pourrait reprocher de se reposer un peu trop, par endroits, sur le roman et son potentiel de singularité (notamment quand il filme les jeux dangereux), de ne pas pousser plus loin sa réflexion sur son sujet, ou encore de ne pas prendre plus fermement position quant à l’indécision de cette fin, justement. Mais ce regard est là, la perspective sur ce qui attire son attention existe et s’incarne dans un film qui vaut dès lors un peu plus que sa nature d’adaptation littéraire.