On se souvient de ses boucles brunes virant au gris et de ses yeux immenses traversant le temps et les filmographies de Xavier Beauvois, Noémie Lvovsky et Éric Rohmer. Emmanuel Salinger, scénariste entre autres de Pascal Bonitzer et Arnaud Desplechin, est un homme un peu devant, mais surtout derrière la caméra. Après la réalisation de quelques courts-métrages, il signe son premier long qui vise le drôle, le populaire, et l’engagé… mais atteint-il sa cible ?
Grégoire (Laurent Capelluto) est trentenaire. Professeur de philosophie dans un lycée à Saint-Étienne, il peine à concilier ses cours avec l’écriture de son livre, qui ne représente rien de moins que « l’œuvre de sa vie ». Alors qu’il est en phase de s’installer avec sa chère et tendre (Hélène Fillières), son activité militante locale l’entraine par un concours de circonstances sous les projecteurs d’un plateau télé parisien. Il y fait la connaissance de Patrick (Michel Boujenah), l’animateur vedette. Débute alors une relation étrange, entre amitié opportuniste et maïeutique entre potes, qui rapproche le temps du film deux hommes que tout oppose.
Le film décrit la tentative d’émancipation d’un intellectuel contemporain, Grégoire, qui peine à se faire entendre avant même de se faire comprendre. C’est dans le sujet même de l’histoire qu’il raconte qu’Emmanuel Salinger puise un fond politique, en questionnant la place et la responsabilité de l’intellectuel, cette figure spécifiquement française, dans notre société actuelle. Si au 18ème siècle, le rôle de l’intellectuel était de mettre la société sur la voie du progrès, dans La Grande Vie il s’agit plutôt de l’empêcher de régresser… Grégoire, en sortant de sa position institutionnelle de simple fonctionnaire de l’éducation nationale afin d’intervenir dans un débat public, rappelle que les exigences de l’individu doivent pouvoir primer sur les choses que lui impose le groupe… en vain. L’échec de Grégoire est symptomatique de notre société du spectacle dans laquelle la télévision traduit l’expression égoïste d’oublier les autres et soi-même. Une belle réussite d’ailleurs que la mise en scène des séquences sur le plateau télé, qui le représente comme une sorte d’agora putassière et oppressante.
« Un intellectuel c’est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (Jean-Paul Sartre). C’est précisément ce qui caractérise Grégoire, un protagoniste archétypal qui permet à la plume des scénaristes de jouer avec les situations les plus cocasses. En témoigne la scène où il intervient lors d’une agression dans un parking : le brave intellectuel gringalet est prêt à affronter des voyous baraqués au nom de la défense de ses principes humanistes. Ce personnage curieux et philanthrope provoque l’insolite : ainsi l’intellectuel s’amalgame avec le naïf et Voltaire se confond avec Candide. Se profile alors la manifestation d’une humanité malade où l’abnégation s’assimile à une aberration.
Dommage qu’avec pour point de départ un constat aussi navrant, Emmanuel Salinger ne s’autorise pas à faire un film plus survolté (sur le modèle de la scène savoureuse du conseil de classe). Outre la figure de l’intellectuel, le réalisateur emprunte autre chose à la tradition française, du cinéma cette fois : la causerie. Mais les mots pour rire pèsent parfois. Bien sûr quelques répliques font mouche, comme celle de Patrick, l’animateur télé, à l’adresse d’un auteur de best-seller qui lui tend son nouveau livre : « J’aurai pas le temps de le lire mais j’aurai le temps d’en parler », mais la surabondance de tentatives pour être drôle par les dialogues étouffe le rythme et non les rires. On regrette un manque de mise en situation d’images et de sons au profit du langage bien tourné. Le handicap majeur de La Grande Vie réside dans son traitement banal des relations amoureuses : elles appesantissent véritablement le film car ces histoires secondaires grignotent sur sa durée et brisent ses efforts de dynamisme à cause de leur manque d’inventivité.
Dans l’ensemble, l’humour est satirique mais reste trop sagement cynique. Le ton manque d’audace, ce que reconnait tout à fait le réalisateur quand on lui demande si c’est la colère qui est à l’origine du film : « Sans doute mais toute la question est de convertir sa colère en quelque chose de socialement acceptable. Je n’ai pas le projet de tout casser, même si je peux en avoir l’envie. » Regrets.