Quelques semaines après sa sortie, analyse de La Jeune Fille et l’Araignée, le deuxième long-métrage de Ramon et Silvan Zürcher.
Si les premières minutes de La Jeune Fille et l’Araignée sont incommodes, elles sont pour autant décisives. L’inconfort induit par le montage en ouverture (un schéma d’architecte numérisé, un marteau-piqueur en train de fendre un trottoir, le regard bleu électrique d’une jeune fille, profondément calme et perçant) invite d’emblée à se plonger dans une expérience sensorielle, faite de stridences et de douceurs. Sur l’écran se déroule un perpétuel va-et-vient de personnages, dont les déplacements semblent esquisser une chorégraphie déstructurée et dévoilent l’espace-temps incertain dans lequel ils se déploient : deux appartements, un neuf aux murs blancs, un plus ancien et coloré, un déménagement, deux jours, une nuit. Ainsi, l’intrigue ne s’affiche pas mais se compose progressivement. Les séquences s’agencent délicatement avec la fragilité d’un château de cartes en construction, la narration avance comme un jeu de piste en suivant les traces essaimées par différents inserts (un dessin naïf, une blessure au doigt, des bêtises régressives…). Ce ludisme convoque quelque chose de l’enfance et précise peut-être ce qui se joue pour Mara (Henriette Confurius, la jeune fille aux yeux bleu présentée en introduction) : le départ de sa colocataire la bouleverse aussi fortement qu’une séparation et résonne comme un événement initiatique grave, la difficile passage à l’âge adulte.
Les frères Zürcher confectionnent ainsi un système formel d’orfèvres, à la fois cadencé et atone, riche en renvois symboliques, en canevas complexe de signes et en allitérations visuelles. Ces énigmes relèvent aussi de la prestidigitation. Les différentes pièces, les portes-communicantes, les couloirs : tout rappelle des boîtes à double fond dans lesquelles apparaissent et disparaissent à leur guise des silhouettes, presque irréelles. La froideur et le surplomb qui auraient pu caractériser une telle entreprise sont sapés par le regard inventif qu’ils posent sur leur ballet de personnages déphasés, ni tout à fait dans le présent de leurs gestes, ni dans le commentaire, mais dans un entre-deux flou. Les corps à l’écran flottent dans un bain sonore minimaliste et ouaté, composé de bruits diégétiques très souvent hors champ mais qui viennent troubler le silence (un bruit de vitre qui se brise, une porte qui claque, un cri qui remonte de l’étage inférieur, etc.) et font sentir qu’il existe autre chose en dehors des limites du cadre pour prolonger la sensation d’égarement. Ils sont moins présents que porteurs d’une absence, comme séparés de leur enveloppe charnelle et délestés de leur poids. Malgré la violence acide des reproches et des petites cruautés que s’assènent tour à tour les participants au déménagement, aucun ne s’énerve. Chaque personnage est saisi, figé dans une suspension qui se situerait après l’affectation et avant la réaction. Une telle impression évoque le procédé littéraire que l’écrivain suisse-allemand Robert Walser – dans une hypothèse d’une filiation, si ce n’est nationale, a minima culturelle avec le travail des deux frères cinéastes – avait pu explorer dans certains de ses textes. Le Brigand, notamment, opère un double mouvement de convergence et de dissociation entre un héros très autobiographique (inspiré de sa jeunesse, dans les années 1920, à Berne) et un narrateur interne qui s’efforce pourtant – avec autant de naïveté que de malice – à se raconter de l’extérieur. Il y a là l’invention d’un regard à la fois subjectivé et extrospectif, minutieusement transposé de la littérature au cinéma.
Dimensions du réel
La Jeune Fille et l’Araignée est un « film qui s’écoute » et appelle presque à se regarder les yeux fermés. Les murmures sonnent comme des conspirations, les fracas qui déchirent le drapé silencieux de la mise en scène semblent être la manifestation saillante de la violence des sentiments qui couve dans chacun des êtres de cette étrange valse. Plus généralement, c’est l’économie même du film qui ne cesse de troubler sa fausse harmonie et d’heurter en multipliant les micro-agressions. L’équilibre de la structure imaginée par Ramon et Silvan Zürcher repose sur un jeu de contrastes – aiguisé/ouaté, matériel/spectral, inerte/intense – qui suggère une contradiction supérieure : à la banalité aseptisée et modeste du réel répond le feu romantique enfoui en chacun, irrépressible. Si l’on voulait rattacher La Jeune Fille et l’Araignée à un genre, ce serait le film catastrophe, sans autre objet que le vertige de la fin de l’enfance et de l’effondrement de sa part d’innocence. Un cataclysme intérieur, à bas bruit, honteux car démesuré, profondément intime et solitaire. Se donne alors à voir un paysage mental, une projection de la mélancolie de Mara, dont la tristesse nourrit la colère et la transforme en paranoïa.
Le film enchante et impressionne dans la manière de tenir cette note, sans concéder la moindre explication nette à ses mystères, en se maintenant autant que possible dans le seul registre de l’expérience sensorielle. La succession de plan-portraits raides ou ahuris et de dialogues lacunaires ne tombe pas dans une afféterie maniaque. Au contraire, l’ambition formelle de Ramon et Silvan Zürcher – déjà présente dans leur premier long-métrage, L’Étrange petit chat – est consubstantielle à leur appréhension du réel et nourrit un style propre : sous le glacis civilisationnel froid et calfeutré, un arrière-monde sourd, celui des pulsions indicibles, des émotions débordantes et irrationnelles. Autant de motifs qui rapprochent La Jeune Fille et l’Araignée de l’empire des rêves, des fantasmes, de l’inconscient, puis de l’imaginaire ou de la magie. Tandis que les corps errants ressemblent de plus en plus à des fantômes, le visage impassible de Mara accumule les stigmates et les troubles somatiques, sa mélancolie latente se déchaine et devient contagieuse. Cette défiguration discrète trahit sa transformation monstrueuse : elle hante chaque plan et chaque esprit. De plus en plus inutile dans l’action, son magnétisme malade ouvre une brèche de douleur insondable dans chaque être qu’elle croise. Et pourtant, dans un énième contraste, dans une nouvelle dissociation, c’est elle qui se voit comme assiégée par l’insensibilité des autres, renvoyée à son isolement et à sa tristesse inaudible. Elle porte l’ambition ambivalente de l’art des frères Zürcher : ramener le cinéma psychologique à sa nature fantastique et dire l’impossible perception du réel, la mise à plat de ses différentes dimensions et de son inhabitabilité.