« Le diable hurla : “coupe-lui les mains, sinon je ne peux m’approcher d’elle”[…]. Le père fut si terrifié qu’il obéit […]. Il se mit à aiguiser sa hache […] et ainsi fit-il. Nul ne sait qui cria le plus fort, du père ou de son enfant. Et c’en fut fini de la vie qu’avait connue la jeune fille » – La Jeune Fille sans mains, Jacob et Wilhelm Grimm
Adaptation plus ou moins fidèle de ce conte, le film en garde la trame principale : après un pacte avec le diable contre de l’or, un père accepte de trancher les mains de sa fille. Prise de chagrin, elle fugue et rencontre un jeune prince qui tombe sous son charme et l’accepte telle qu’elle est. La princesse tombe alors enceinte, et le prince s’en va guerroyer. Mais le diable, revanchard, créé un quiproquo : il fait croire que le prince a ordonné l’exécution du bébé et de la mère. Ces derniers partent alors se réfugier dans la forêt, et fou de chagrin, le prince, conscient du leurre, part à leur recherche pendant plusieurs années.
Une création atypique : un film animé en peinture
Le challenge créatif force le respect, et pourtant, le réalisateur Sébastien Laudenbach reste modeste dans sa démarche. Conscient de ses moyens, il a su qu’il ne pourrait animer que l’essentiel, l’essence même de l’action, réduisant ainsi l’écriture à son exécution la plus sommaire, la plus simple – bref, en épousant la logique de l’épuration du conte. L’ouverture du film fait d’ailleurs bien plus penser à une suite de tableaux animés rassemblés qu’à des séquences cinématographiques hyper-connectés.
L’idée alors d’une animation entièrement peinte, avec toutes les discontinuités et imprécisions dans l’inscription filmique que cela implique, pose d’emblée une base de réflexion séduisante. Que le cinéaste, par l’approximation picturale, versus la précision photographique, vienne remettre en cause l’évolution moderne du langage cinématographique que célébrait André Bazin.
Sébastien Laudenbach en effet, dans sa nécessité de simplification, n’hésite pas à manipuler la figuration ou l’abstraction (voir par exemple le porte-manteau de seins pour nourrir le nourrisson), allant même jusqu’à toucher du doigt le surréalisme. En misant sur l’imagination de celui qui verra, il épouse ainsi la démarche suggestive des cinéastes du muet (« au temps du muet, le montage évoquait », nous dit Bazin).
Un travail visuel prometteur gâché par le travail sonore
Pourtant, le travail sonore, désespérément illustratif et brutalement terre à terre, laisse peu de place à la féerie et à l’imagination. Le cinéaste pensait que le fait de représenter des formes abstraites pousserait à se projeter d’autres images plus réalistes. Pourquoi pas. Alors pourquoi proposer des sons qui figent de manière précise le déroulement de l’action, ne donnant aucun doute sur l’exactitude de la situation, et ce dans les scènes les plus crues (sexualité, violence extrême, etc…) ? C’est là peut-être ce qui vient gâcher le film, l’enfonçant dans la trivialité, et empêchant l’aboutissement de son audace d’abstraction. Comme quoi il est bien difficile de s’affranchir totalement des règles de lisibilité narrative.
Cependant, l’idée de trace fonctionne plutôt bien, et ce dans le geste même du cinéaste-peintre : quand les personnages se déplacent, ils laissent en effet derrière eux une flaque de peinture, comme si un peu d’eux même se détachait (le père voit son humanité disparaître, la fille toute son innocence). Il y a d’ailleurs dans l’animation un clignotement, donnant l’impression que c’est le film tout entier qui menace de se détruire à tout moment. De cet inconfort visuel, La Jeune Fille sans mains parvient tout de même à générer des images et des motifs suffisamment forts pour développer ses enjeux émotionnels : lorsque le prince retourne dans la maison d’enfance de sa femme, la hache ayant servi à couper les mains, toujours là, n’est plus qu’une ombre de dessin, un reste de peinture et une relique de l’existence du personnage principal. C’est qu’en perdant ses mains, la jeune fille « ne sera plus jamais la même personne ». À ce moment, l’idée de la trace de peinture pour représenter cet objet de mémoire, objet devenu lui-même trace d’histoire, sonne comme une idée absolument brillante. Le film tout entier, dans son parti-pris esthétique et dans ses thèmes questionne l’authenticité et la vérité : le père est-il dépourvu de toute humanité ? Le Prince hait-il vraiment sa femme et son enfant ? La peinture ici, n’est-elle pas uniquement véhicule de rumeurs et de suggestions ? Dommage donc, que le cinéaste ne soit pas allé au bout de son geste créatif, au bout de cette acceptation de la difficulté de restituer avec précision le véritable déroulement de faits racontés — et le conte en général en témoigne. Cette tension entre vérité de l’image et tâtonnement du croquis reste hélas inaboutie.