À douze ans, Asmae El Moudir découvre que la seule photographie qu’elle pensait avoir d’elle-même est un mensonge : sa mère aurait dérobé le cliché d’une autre petite fille. Le soir de la Nuit du Destin, elle file en douce au studio du photographe de son quartier casablancais pour corriger ce manque : en robe blanche, elle pose comme les autres enfants sur le fond hawaïen en vogue à l’époque, sans lequel, nous dit-elle, il n’y a pas de souvenir possible. La Mère de tous les mensonges s’articule justement autour d’une lacune : une image et une période de l’histoire du Maroc oubliées, à reconstituer plusieurs années après la fin du règne de Hassan II et ses années de plomb. En l’absence d’archives, Asmae El Moudir reproduit grâce à des miniatures élaborées avec son père les souvenirs de sa medina, de sa grand-mère, de ses parents et de ses voisins, dans un geste rappelant celui de Rithy Pahn, qui recourait déjà dans L’Image manquante à des figurines pour faire revenir les victimes du régime des Khmers rouges. Dans l’intimité de son atelier, la réalisatrice – dont c’est le premier film – reconstitue la nuit des émeutes du pain de 1981, les arrestations, les meurtres ainsi que les disparitions dont son quartier a été le témoin. À la loupe, elle revisite son histoire à travers les multiples points de vue de sa petite famille. Par exemple, sa grand-mère, filmée en contreplongée devant le portrait du roi, incarne l’oppression politique. Les parents silencieux et les voisins militants, filmés à l’inverse en plongée pour apparaître littéralement écrasés, symbolisent quant à eux le peuple marocain et ses martyrs.
Épousant les oscillations d’une mémoire instable, le film devient un objet hybride, vacillant constamment entre les reconstitutions mises en scène à l’aide des miniatures et les scènes, cette fois au présent, de la famille. L’ensemble est de la sorte ballotté entre fiction et documentaire, mais aussi entre la vérité et les mensonges d’une mère, d’une matriarche (la grand-mère), et enfin de la (mère-)patrie. Si les figurines et maquettes prennent vie grâce aux travellings, aux zooms et à la bande sonore, les membres de la famille apparaissent parfois statiques, actant un renversement : leurs échanges, loin d’offrir un contrechamp documentaire qui s’opposerait à l’artificialité des miniatures, baignent dans une lumière artificielle et colorée leur conférant paradoxalement une plus grande facticité. Par moment, les rôles s’échangent plus nettement encore : les statuettes prennent la place des personnages, tandis que les vivants s’intègrent aux maquettes. Entre les mains de la cinéaste, le temps et l’espace se distordent, les souvenirs se mêlent aux fantasmes, la réalité devient plastique et l’histoire se révèle par une série d’artifices (les reconstitutions, les performances ou encore les pas de côtés surréalistes). Dans un geste significatif, la cinéaste fait de sa propre figurine une reportrice télé dans le modèle réduit d’un bar, où sont jouées les chansons d’un groupe populaire de Casablanca, Nass El Ghiwane. Elle reproduit à cet endroit le début d’un film manifeste de Mostafa Derkaoui, De quelques événements sans signification (1974), dans lequel des réalisateurs interrogeaient les Casablancais sur leurs attentes vis-à-vis du cinéma marocain. Ce film, également hybride et collectif (parce qu’il est le fruit d’une mobilisation de nombreux artistes de l’époque), censuré et interdit de diffusion à sa sortie (encore une image manquante), démontrait malgré lui une impossibilité de se regarder et de se raconter. Cinquante ans plus tard, Asmae El Moudir recolle les morceaux, comme au fond elle l’avait déjà fait pour elle-même à ses douze ans, à travers un dispositif aussi pluriel et poreux que cette mémoire qu’elle tente de raviver.