Nouvelle rareté présentée aux cinémas Action : si La mort n’était pas au rendez-vous — titre français plutôt intéressant face au sobre Conflict américain — bénéficie de la présence charismatique d’Humphrey Bogart et du label Warner, son cinéaste, Curtis Bernhardt, est pour le moins inconnu, même des cinéphiles. Polar de facture assez classique, mais pour autant jamais banal, ce film de 1945 présente tous les codes du genre, en l’agrémentant d’une réflexion psychiatrique très à la mode et d’un suspense assez haletant. Une bonne découverte.
Comme tant d’autres avant ou après lui, Curtis Bernhardt (dont le prénom, Kurt, fut américanisé) commença sa carrière en Allemagne, aux bons temps de l’expressionnisme et du foisonnement culturel. D’origine juive, il fuit l’Allemagne nazie de 1933, puis se réfugie en France pendant quelques années, avant que l’air empoisonné de l’Europe ne le force à s’exiler aux États-Unis, où il signe un contrat avec la Warner. Un choix judicieux, puisque ce grand studio hollywoodien était réputé pour ses productions anti-nazies et ses films noirs à l’atmosphère proche des réalisations allemandes pré-hitlériennes. Le cinéaste se fit connaître d’abord par le polar Carrefour (1938), dont le remake de 1942, Crossroads, est un peu plus connu des cinéphiles.
La mort n’était pas au rendez-vous est sans doute l’un de ses films les plus intéressants, bien qu’il ne faille pas y chercher un quelconque sous-texte politique ou le rapprocher de façon trop hasardeuse du cinéma allemand dit « expressionniste », ce que l’on aurait facilement tendance à croire au premier abord. Bien au contraire, Curtis Bernhardt semble avoir bien assimilé les recettes hollywoodiennes du genre, et n’y déroge guère, si ce n’est dans la présentation assez ambiguë du personnage principal, interprété par Humphrey Bogart, bad guy sans conscience, assassinant de sang-froid sa chère et tendre afin de pouvoir séduire sa charmante belle-soeur. L’idée que Bogart, devenu une star dans les années 1940 après avoir joué le mauvais rôle (secondaire) pendant tant d’années, puisse redevenir « mauvais » dut déplaire à ses fans, qui firent de La mort n’était pas au rendez-vous l’un de ses films les moins populaires. Qu’importe : il est parfait, comme à son habitude et perd même quelques-uns de ses tics « marlowiens » au passage, donnant ainsi à son personnage un visage plus malfaisant encore.
L’idée scénaristique est intéressante (l’histoire, d’ailleurs, a été co-écrite par un compatriote de Bernhardt, le réalisateur Robert Siodmak): après avoir poussé la voiture contenant le cadavre de sa femme dans un ravin, Richard (Bogart) joue le mari éploré et présente de remarquables alibis. Mais la police ne retrouve pas le cadavre, et l’épouse assassinée commence à réapparaître de façon étrange : est-elle bien morte ? Véritablement inquiet, Richard devient ainsi à son insu le meurtrier parfait, car indécelable, devant ses proches. Va-t-il finalement se trahir ? Et comment ? Le suspense du film est d’autant plus redoutable qu’il joue sur deux intrigues recoupées, l’amour de Bogart pour Evelyn, la sœur de son épouse et moteur du meurtre, devenant de plus en plus secondaire à mesure que se profile la possibilité (assez invraisemblable, pourtant) du crime raté.
Balançant entre le film pseudo-fantastique et le film noir, Curtis Bernhardt crée une atmosphère lourde, sombre et feutrée (près des trois quarts du film se passent en intérieurs, la nuit), dynamisée par des plans parfois audacieux, où des objets aux dimensions exagérées mangent une partie du cadre et où les personnages sont présentés de manière à accentuer leur situation conflictuelle. La mort n’était pas au rendez-vous se fend également d’une réflexion psychiatrique alors très dans l’air du temps (on pense évidemment à La Maison du Dr Edwardes de Hitchcock) par l’intermédiaire du sympathique personnage interprété par Sydney Greenstreet (vu notamment dans Casablanca). Il s’agit ici bien plus d’un ressort scénaristique que d’un débat sur les théories freudiennes, permettant d’amener le spectateur sur d’autres fausses pistes : le meurtrier deviendrait-il fou à mesure que le remords le ronge ? La réponse est dans le dernier plan, et ce n’est certainement pas à nous de la révéler…