Derrière les appareils promo bien calibrés, son titre tape-à‑l’œil ou son casting branché, La nuit a dévoré le monde de Dominique Rocher recèle en vérité une idée aussi simple qu’efficace : après s’être endormi au cours d’une soirée, un homme se réveille au petit matin et découvre que toute la population s’est, dans la nuit, transformée en zombies affamés. En adaptant ainsi le roman homonyme de Pit Agarmen (pseudonyme de l’auteur Martin Page), le jeune réalisateur a eu la bonne idée d’inscrire son film dans l’histoire délicate du film de genre français via le plus simple des appareils, celui du film de survie solitaire, ni plus, ni moins. Ce qui permet d’éviter les afféteries sociales (les relations, souvent compliquées, entre survivants) qui pourraient polluer une proposition épurée mais, surtout, de laisser plus de place à l’interprétation du vide avec lequel le film cohabite.
Car La nuit a dévoré le monde s’articule autour de ce vide-là. Le vide humain, bien sûr, lié à la métamorphose des hommes en monstres anthropophages et qui transforme les rues en tombes à ciel ouvert, mais, surtout, le vide psychologique de son propre personnage principal, jamais vraiment introduit, jamais vraiment décrit, de sorte qu’il figure n’être, en réalité, qu’une page blanche. Sam, campé par Anders Danielsen Lie (pas le plus charismatique des jeunes acteurs européens et choisi pour cette neutralité), n’est jamais vraiment atteint par ce dont il est témoin. Rarement émotif, toujours pragmatique, son comportement révèle, au fond, son incapacité à s’intégrer à l’ancien monde et son plaisir – inavoué – d’être le dernier homme sur Terre. En scrutant du haut de son immeuble haussmannien la populace zombifiée errant dans la rue, de vilains estropiés dénués de toute intelligence, Sam voit la fin des temps comme le fantasme égocentrique ultime qui lui permet, enfin, de se considérer comme celui sur lequel tout repose. La véritable idée du film se trouve là : celle d’envisager l’apocalypse comme la représentation de l’espace mental de Sam, pour mieux revisiter l’allégorie sociale du film de zombie par le prisme de la misanthropie parisienne.
The Last of Us
Là où, au début du film, celui-ci était simplement ignoré par ses pairs, des jeunes de son âge qui ne remarquaient même pas sa présence au cœur de la fête que donnait son ex-petite amie, tous les regards sont désormais tournés sur lui une fois la fin du monde survenue, dont le nôtre. Cette scène où, désespéré par la disparition progressive des zombies dans la rue (simplement partis chercher une occupation ailleurs), Sam se résout à jouer de la batterie le plus fort possible pour les faire revenir afin de pouvoir les narguer à nouveau du haut de sa tour d’ivoire, est d’ailleurs assez explicite dans ce sens : il jouit du fait d’être un nanti, mais qu’est-ce qu’un nanti sans peuple à regarder de haut ? (son sentiment de puissance est dépendant de la présence de la plèbe). Par ailleurs, le fait que Sam maintienne prisonnier l’un des zombies, coincé dans la cage d’ascenseur (Denis Lavant mordant ses barreaux tout au long du film), pour lui déverser tout son mépris avant de, petit à petit, lui révéler l’affection qu’il lui porte, semble tout de même indiquer une sorte de métaphore thérapeutique à ce dédain initial.
La nuit a dévoré le monde s’empêtrera d’ailleurs un peu trop dans cette parabole psychologique lors de son dernier tiers, un exutoire qui enchaîne les poncifs et quelques clichés mal fagotés. En se réconciliant avec ce monde qu’il a tant évité depuis le début, Sam y perd son seul trait de personnalité notable, une immorale misanthropie, au profit d’une libération psycho-dramatique bien plus consensuelle (sortir de cet immeuble aux « plafonds dorés » pour ne pas devenir fou, drogué à la toute-puissance). Dominique Rocher conclut La nuit a dévoré le monde à reculons et semble, au fur et à mesure, désavouer ce qui faisait le sel de son film au départ : ce plaisir, certes odieux, de mépriser du haut de son balcon ses contemporains qui s’entretuent en contre-bas.