Réalisé en 1955, La Nuit du chasseur fut le seul film de l’acteur anglais Charles Laughton. Échec commercial, peu commenté par les critiques de l’époque, ce premier film fit peu à peu parler de lui au fil des années pour finalement devenir ce qu’il est aujourd’hui : un chef d’œuvre incontournable et bien plus complexe qu’il n’y paraît. Sous son apparente féerie, ce conte adapté du roman de Davis Grubb est d’une noirceur rarement égalée.
Juste avant d’être arrêté par la police et condamné à la potence, Ben Harper confie à son très jeune fils, John, le butin de son braquage. Caché dans le ventre de la poupée de la petite sœur, Pearl, la somme d’argent va susciter la convoitise d’un compagnon de cellule, le révérend Harry Powell. Sitôt libéré, ce dernier va rechercher la petite famille, épouser la veuve Harper et tenter de mettre la main sur cet argent que John et Pearl gardent à l’insu de tout le monde. Après le meurtre de leur mère, les deux jeunes enfants s’enfuient par la rivière. Un peu plus en aval, ils sont recueillis par une femme forte et indépendante qui les protège envers et contre tout.
Filmé du point de vue du petit John Harper, La Nuit du chasseur est une œuvre forte sur la fin de cette innocence qui caractérise – souvent à tort selon Freud – les années de l’enfance. John, même pas dix ans, est contraint par les événements d’agir en adulte car ces mêmes adultes qui peuplent l’univers de Laughton sont totalement défaillants, voire démoniaques. Bien sûr, plusieurs lectures du film sont possibles et c’est ce qui fait généralement la force des films de l’Âge d’or d’Hollywood où la censure exerçait une pression à ce point importante, que les réalisateurs devaient user de stratagèmes ingénieux pour évoquer un sujet alors considéré comme tabou. Car dans La Nuit du chasseur, l’argent revêt surtout une symbolique sexuelle complexe qui lie fatalement l’enfant à la figure du père. Le traumatisme et le cauchemar des enfants Harper, c’est avant tout l’ombre du pédophile, du violeur (le révérend Harry Powell) qui menace continuellement de tuer leur innocence d’un coup de phallus tranchant. La morbidité à laquelle sont violemment exposés les enfants – première scène traumatique du film – est parfaitement illustrée dans l’une des premières scènes du film commentées par Lillian Gish où l’on voit un jeune groupe jouer à cache-cache et finalement découvrir le corps inerte d’une jeune femme.
Le père défaillant
Dès la première scène consacrée à la famille Harper, la figure paternelle est aussitôt mise à mal. Alors que la police le pourchasse parce qu’un braquage s’est soldé par la mort de plusieurs personnes, Ben Harper décide de confier à ses enfants le butin volé. D’abord séparé d’eux par un champ/contrechamp, il bascule brusquement en hors-champ pour rejoindre Pearl et sa poupée, dans laquelle il décide d’introduire l’argent sale. Pour le spectateur, il est impossible de considérer l’ampleur de l’acte commis en dehors du champ. Mais en revenant vers John, le père lui fait tenir la promesse de ne rien dire de leur secret, pas même à sa mère, laissant libre cours à d’autres interprétations sur la nature du lien qui les lie. Cet argent que l’on fait fructifier, et que l’on peut aisément rapprocher à la pulsion sexuelle, à la semence masculine, est donc introduit dans l’intimité des deux enfants. Mais cette transgression incestueuse est aussitôt réprimée par la loi. Arrivée peu de temps après, la police plaque l’homme criminel à terre sous les yeux de ses enfants. Lors de cette scène traumatique, le petit John se tient le ventre de douleur car pour lui commence le terrible parcours d’un secret honteux tandis qu’arrive la mère, ignorant tout de ce qui vient de se passer avant que la police n’arrive. En gardant le silence, le jeune garçon s’expose à la répétition de cette menace incestueuse qu’incarne Harry Powell dès les premières scènes du film. Le secret de la famille Harper (dont est exclue la mère) est dévoilé par le père lui-même en prison. Pendant son sommeil, il donne les informations nécessaires pour que Harry Powell, son compagnon de cellule, s’immisce à nouveau dans l’intimité des enfants. Le père biologique, condamné à la potence, sera remplacé par un père de substitution : le passage relais entre les deux personnages masculins s’effectue dans une cellule de prison, lieu de la concrétisation de la faute. Le père biologique rend possible la vulnérabilité des enfants en dévoilant à demi-mot son secret.
La mère niée
La mère (incarnée par Shelley Winters) fait également figure de personnage défaillant parce qu’elle ne parvient pas à remplir son rôle et à protéger ses enfants du sort qui leur est réservé. Dans la scène où son défunt mari confie l’argent à son fils, elle n’arrive que lorsque la police n’est déjà plus sur les lieux, écartée du secret qui va désormais ronger John. Déjà unie à un homme qui s’est révélé être un criminel, elle se laisse à nouveau courtiser par le révérend Harry Powell fraîchement sorti de prison. Peu présente dans le travail de deuil de ses enfants, elle est aveuglée par le charisme et le discours ultra-conservateur et rétrograde de son futur mari qui n’a pourtant qu’une idée en tête : abuser des enfants en leur volant ce qu’ils ont de plus intime. Pourtant, le désir sexuel est constamment érigé en tabou, notamment par la vieille femme qui l’encourage explicitement à se remarier au révérend. Les motivations qui la poussent vers le Révérend sont à la fois d’ordre domestique mais aussi morales : une femme ne peut élever ses enfants seules. Non pas qu’elles n’en soient pas capables mais l’ordre moral et puritain ne le permet pas. Pourtant, sous ses dehors de sainte mère, la vieille femme dévoile par de simples gestes et paroles sa nature profonde : castratrice, presque démoniaque, elle rejette toute considération sexuelle au point de rappeler l’archétype de la vieille mère hitchcockienne qui dissimule derrière un respect méticuleux de la morale une perversité sans égal. En poussant la mère dans les bras de Powell, elle vit sa sexualité par procuration.
Pourtant, lors de leur nuit de noces, la mère refuse de s’en tenir à un mariage de convention et tente de séduire son nouveau mari pour qu’il l’honore, ce à quoi il répond que les rapports ne servent qu’à procréer, et qu’il est dans le cas présent hors de question d’enfanter une nouvelle fois. De cet aveu, concluons que le révérend rejette d’un bloc l’offre de faire fructifier sa semence dans le ventre de sa nouvelle épouse qui n’offre rien, contrairement à celui du petit John qui détient la clé d’une jouissance infinie. La mère, dépitée par cette humiliation, voit son corps réduit à la plus violente inutilité. Exclue de l’enjeu scénaristique du film, elle est forcément condamnée à disparaître.
Dans une scène admirable où Charles Laughton a fait reconstituer le décor d’une chambre pour qu’il ressemble à une église, la mère est allongée sur le lit, les bras croisés sur les épaules, comme si elle était morte, prête à être déposée dans un cercueil. Elle reconnaît son impuissance, son incapacité à pouvoir laver la famille de cet argent sale, de ce qui souille ses enfants. À ses côtés, le révérend l’écoute et se prétend le seul à pouvoir les débarrasser de ce qui les prive de cette pureté tant idéalisée par un discours de fanatiques religieux des plus manichéens. Passive, la mère donne tous les pouvoirs à son mari qui n’hésitera pas un instant à abuser des enfants. Summum de l’abnégation, cette scène traduit l’acceptation de sa culpabilité et par conséquent de sa mort. Powell sort son couteau (le phallus destructeur) et tue son épouse. Son existence est annulée, réduite à néant puisqu’elle n’a plus – et peut-être n’a jamais eu – la moindre incidence sur ses propres enfants dont elle est littéralement dépossédée. Assassinée, elle est jetée avec sa voiture au fond de la rivière. Les cheveux flottants au gré du courant, le visage figé dans l’atmosphère liquide, elle rappelle le fœtus pour qui la vie n’a pas encore commencé, mais en l’occurrence, un mort-né dont le passage dans le monde des vivants n’aura été qu’illusion et naïveté.
Le phallus destructeur : le viol
Comme l’indique le passage rapide d’un train sur les rails, le personnage du révérend Harry Powell est régulièrement associé à des symboles phalliques, signe de surpuissance masculine. Powell a conclu un pacte avec Dieu : se débarrasser de ces catins, veuves de surcroît, qui ne sauraient que faire de l’argent laissé par des maris défunts, à part se parfumer, se maquiller et forniquer. Dans l’une des premières scènes du film, on voit l’homme assister à la danse lascive d’une jeune femme dans un cabaret. La lumière qui l’entoure forme le trou d’une serrure. Tandis qu’il fustige le dévergondage du sexe féminin, le désir prend forme. La lame de son couteau, posée près de son entrejambe, sort d’un coup en déchirant la poche dans lequel il était contenu. La pulsion sexuelle du révérend est immédiatement associée au meurtre, tout autant obsessionnel. Mais pour approcher les enfants qu’il convoite, Harry Powell tente s’octroyer une identité respectable, en contrepoint du père biologique. Une fois accueilli dans la famille, il harcèle continuellement John pour qu’il confie son secret, pour qu’il se donne à lui, en fait. Pour protéger sa sœur, Pearl, qui possède la poupée et qui n’a pas conscience de la valeur de cet objet tant désiré, John se surexpose et subit régulièrement les assauts de son nouveau beau-père. Dans ce contexte, lui seul devient le père de substitution pour sa petite sœur.
Dans la scène où Pearl étale les billets dans la cour de la maison pour jouer avec, Harry Powell surgit par le fond du plan. John range minutieusement l’argent dans la poupée face caméra. Cette prise à partie du spectateur est renforcée par le plan suivant, subjectif, caractérisé par un lent travelling avant qui limite progressivement le cadre au bassin – et donc au sexe – du révérend. Dans une autre scène où les deux enfants tentent de trouver refuge dans la cave (lieu du refoulé par excellence), la crasse ambiante laisse des traces sur leur jeune visage. Salis, ils le sont, surtout lorsque Harry Powell déboule pour attraper John. Plaqué sur un tonneau, le jeune garçon est à la merci de l’homme d’église qui se tient juste derrière lui, prêt à le violer sous les yeux de sa sœur en pleurs qui avoue pour le sauver que l’argent est finalement caché dans sa poupée.
Finalement, les deux enfants parviennent à s’enfuir par la rivière dans laquelle le corps de leur mère est dissimulé. Laissant dériver la barque au fil du courant, John et Pearl assistent à un spectacle féerique où les animaux se succèdent. Inquiétante d’une certaine manière, la nature semble pourtant reprendre ses droits, écartant les deux enfants du danger qui les menace. L’atmosphère féerique de cette fuite vers un ailleurs inconnu, agit comme une parenthèse durant laquelle ils retrouvent un tant soit peu leur innocence. Mais il ne s’agit que d’une parenthèse. Un peu plus en aval, John et Pearl se réfugient dans une grange pour se reposer. Il s’agit de la première scène où l’on voit les deux enfants s’abandonner au sommeil, dans un lieu autre que la barque sur laquelle il navigue. Pourtant, ce repos sera troublé par le chant du révérend. Réveillé, John se redresse et voit l’ombre sombre de Harry Powell se dessiner au loin. Sa remarque (« Il ne dort donc jamais ? ») est à l’image de ce que vit le jeune garçon abusé. Poursuivi jusque dans son sommeil, la nuit est source de dangers : il décide de reprendre la route avec sa jeune sœur. De là, ils vont à nouveau s’échouer sur une rive où, à l’instar de Moïse, les enfants sont recueillis par une femme vieillissante (Lillian Gish), généreuse mais déterminée.
La mère réparatrice
Rachel Cooper, la vieille femme (Lillian Gish), est le seul adulte responsable et lucide dans La Nuit du chasseur. À la fois père, mère, grand-mère, bienfaitrice, elle accueille les enfants abandonnés à leur sort pour les aider à survivre durant la période de la Dépression. Dès qu’elle découvre Pearl et John, endormis dans la barque, l’un de ses premiers automatismes est de les laver. Cette scène a bien sûr une portée purificatrice pour ces deux enfants qui ont subi les attaques incessantes d’un révérend lubrique. Mais l’homme en cause rôde et parvient à séduire Ruby, l’une des jeunes filles hébergées avec John et Pearl. Ruby, en pleine découverte de sa sensualité adolescente, se laisse séduire par Powell, qui n’a qu’une idée en tête : retrouver les deux enfants et surtout la poupée. Il se présente à Rachel Cooper comme le père de ces enfants, ce à quoi John répond par la négative. Sommé de partir, le révérend sort son couteau pour attraper le jeune garçon qui lui échappe encore une fois. Mais cette nouvelle tentative de viol se fait devant témoin et la vieille femme n’hésite pas à s’emparer d’un fusil (autre symbole phallique face auquel le couteau ne fait pas le poids) et l’oblige à déserter les lieux. Reclus dans leur maison, la femme et les enfants montent la garde contre le révérend. Finalement arrêté par la police, Harry Powell est plaqué au sol devant John faisant écho à la scène traumatique du début du film où le terrible secret naissait. Secoué, le jeune garçon se jette sur l’homme à terre, le frappe de la poupée, libérant tous les billets qui étaient la source de sa honte. Il adresse à son beau-père les reproches qu’il aurait souhaité faire à son vrai père. Alors que l’avarice se rapproche de la rétention anale (en tant que refus face à la Mère), la générosité de John – lorsqu’il offre une pomme à sa mère de substitution – se rapproche de l’expulsion (le secret enfin sorti de lui-même, de son ventre) en tant que cadeau, don à la mère. À la fin du film, la femme interprétée par Lillian Gish répète : « Ils (les enfants) supportent et résistent. » Cette phrase sonne comme la morale de ce conte immoral. En recevant une montre en cadeau de Noël, le petit John voit désormais le temps reprendre son chemin habituel et peut désormais aspirer à une vie normale.