Écrivain et metteur en scène de la pièce du même nom, Ascanio Celestini signe avec La Pecora Nera l’adaptation cinématographique de son œuvre, où il incarne aussi le rôle principal, celui de Nicola, un Candide devant la mesquinerie humaine, condamné à une vie asilaire. Si ce premier long-métrage de fiction fait preuve d’une indéniable qualité d’écriture, ces chroniques italiennes de la folie échouent à inscrire leur propos contestataire dans une veine comique ou dramatique. La logorrhée exubérante de Nicola finit par l’enfermer dans un soliloque tissé de petites anecdotes qui ne parviennent pas à faire exister dans le film, le monde qu’elles décrivent.
« C’est l’histoire de deux fous qui s’échappent d’un asile », raconte Nicola, « un asile protégé par cent portails. Ils escaladent le premier, le deuxième, le troisième… Au 99e, ils disent : ça suffit, on est crevé, on rentre. » Les portes, celles de l’institut où il a vu mourir sa mère avant d’y être enfermé lui-même dès l’enfance, ou bien celles du supermarché où il fait chaque semaine les courses avec la sœur supérieure, balisent l’existence de Nicola. Rejeton des « formidables années 1960 » comme tous le lui répètent, il n’a pas connu les lendemains pleins de promesses que vantait la nouvelle société de consommation. Coincé entre deux brutes de frères, un père taciturne et une grand-mère simplette, l’enfant s’est inventé son propre univers. Les martiens y côtoient les humains, et les femmes y lèchent les hommes nus. À force de bizarrerie et d’accidents qui le désignent comme coupable idéal, le garçon est condamné à suivre le chemin de sa mère, internée toute son existence dans l’institut régi par des sœurs.
Le récit, alternant les séquences de flashback avec le quotidien de Nicola devenu adulte, oppose au mutisme de l’enfant la verve volubile de cet homme qui a bien compris que la véritable folie se trouve hors des murs de l’asile. Cette « cité des saints » que découvre le jeune Nicola est un enfer retourné, où les plus sages accèdent au pavillon des « agités », ultime cercle dans lequel les hommes vivent nus tandis que les sœurs, pense-t-il, lèchent leurs corps… Celestini met habilement en miroir l’asile et cet autre lieu de l’aliénation moderne qu’est le supermarché, montrant comme les figures errantes parmi les rayons de produits de consommation sont à bien des égards aussi apathiques que les pensionnaires de l’institut. Mais cette critique acerbe d’une société qui confine les uns dans des institutions psychiatriques et les autres à une servitude humiliante – Marinella, l’amour d’enfance de Nicola, fait de la publicité pour une marque de café dans le supermarché – butte contre sa propre mise en scène. À l’inverse d’un Fuller ou d’un Forman qui assignent la violence de l’internement à l’institution psychiatrique elle-même, Celestini entend la révéler à travers la monstruosité du monde, dans la confrontation d’un ingénu avec les jugements sociaux qui le condamnent par avance et par nature. Il entend aussi la dénoncer à travers la parole retrouvée de l’adulte Nicola, pourfendeur de l’absurdité humaine. Mais Nicola ne s’adresse jamais qu’au double qu’il s’est inventé et qu’il traîne partout avec lui.
Centrée sur cette double figure psychotique, la mise en scène ne laisse qu’une place dérisoire aux autres personnages, réduits à incarner les ressorts comiques ou pathétiques d’un récit qui peine à décoller du texte. Aussi la dévote et pétomane sœur supérieure qu’accompagne toujours Nicolas aux commissions hebdomadaires ne joue-t-elle pas autre chose que la partition flatulente qui la caractérise, de même que sa grand-mère, enfant, n’existe qu’à travers une rengaine éternellement ressassée de l’œuf si frais qu’« il sent encore le cul de la poule ». La répétition de ces scènes finit par tarir la veine comique d’un récit mené pourtant tambour battant par Celestini. Son personnage pourrait évoquer un doux rebelle ou un faux cynique à la manière d’un Nanni Moretti, et cependant sa logorrhée ininterrompue finit paradoxalement par l’enfermer dans un babil creux. Virgile guidant le spectateur à travers les cercles de son enfer ordinaire, il se contente bien souvent d’être un témoin ou un narrateur de l’action plutôt qu’un acteur. À cet égard, l’une des scènes les plus réussies du film pourrait bien être celle où il cède finalement à une démence jubilatoire au beau milieu de l’une de ses visites monotones au supermarché. Nicola dévale alors les rayons, dévorant tout ce qui lui tombe sous la main, jusqu’à vomir cette consommation délirante au beau milieu du magasin, sous les regards atterrés des clients. Hormis cette séquence désopilante, la mise en scène se trouve bien souvent réduite à un dispositif dont la frontalité rappelle l’origine théâtrale du texte. Celestini évite de façon louable le piège d’une surenchère démonstrative de la violence de l’asile – les traitements électriques subis par Nicola sont à peine évoqués – mais la dimension contestataire de son œuvre ne ressort par conséquent que de cette parole débitée à la mitraillette par son personnage. S’il faut alors saluer la qualité d’interprétation de Celestini qui porte le film d’un bout à l’autre, c’est au détriment d’un récit en forme de prosopopée, où seul son personnage prend vie au centre d’une galerie de fantômes à peine esquissés.