Il est toujours un peu triste de constater — puis de vérifier régulièrement — qu’au fil de l’histoire du cinéma, des registres de films a priori mus par la nécessité ont fini par définir, plus ou moins malgré eux, un genre auquel des cinéastes souscrivent désormais moins par cette nécessité que par réflexe académique. Les films qui en découlent ne sont pas assurés d’être mauvais, mais le regard que presque tous portent sur le monde se révèle déjà vu, adopté d’avance — bien intentionné peut-être, mais endossé avec plus de posture de bon élève que de sincérité de cinéaste véritablement touché par son sujet. Parfois, le contexte cherche la nouveauté, se déplace dans des contrées peu visitées ; mais une fois installé, le programme — et l’application peu impliquée qui en est faite — restent à peu près les mêmes.
Prenons l’exemple du premier film La Playa, chronique colombienne de la galère. Juan Andrés Arango a eu l’intuition de mettre en scène cette galère sur un terrain assez peu fréquenté pour intriguer : une fratrie de la communauté noire du pays. Venue de la région côtière de Buenaventura (que le film présente un peu facilement comme une sorte de paradis perdu dans les souvenirs des personnages), la famille n’a trouvé à la capitale Bogotá que la précarité pour tout horizon. Le récit emboîte le pas du deuxième des trois jeunes frères, Tomás. Avec une mère dépassée et un beau-père qu’il rejette, il se sent un peu l’homme de la maison, même après l’avoir quittée avec fracas. Cependant, il est partagé entre deux perspectives d’avenir ouvertes par la présence de ses frères : l’aîné Chaco éloigné puis rapproché, volant de ses propres ailes et avec qui il tâche de gagner de l’argent pour retourner au paradis perdu de Buenaventura ; et le benjamin Jairo, 13 ans mais grandi trop vite, trempant dans la colle et les magouilles délétères, mais que Tomás refuse de laisser à son sort.
Caméra-remorque
On aimerait ne pas se sentir blasé. On aimerait pouvoir être touché par ce qui serait un témoignage sincère de la précarité en Colombie, au sein d’une minorité méconnue hors de ses frontières. Mais voilà : on sent trop à quel point ce film, au demeurant pas honteux, respecte des balises plus ou moins discrètes mais bien présentes de ce qui est sournoisement devenu un genre cinématographique implicitement codifié. On n’est pas dans l’affreux « world cinema » (La Playa, par sa sobriété, en évite les pires pièges, contrairement à ce spécimen-là), mais on flirte un peu avec. On reconnaît les situations-types de la galère, de la débrouille et de leur impact sur les cellules sociales et familiales ; on identifie les archétypes derrières les spécificités des personnages ; on pressent, malgré les détours du scénario, qui d’entre eux va s’en tirer, qui va y rester, qui va s’accommoder de son sort. Tel le poids qu’on prête à la fatalité dans la réussite et l’échec, il y a comme une fatalité dans l’écriture des scénarios de tels films sur des sujets similaires. Du coup, ce film colombien, on a l’impression de l’avoir déjà vu tourné dans d’autres pays, avec d’autres visages. Alors certains objecteront, avec raison, que la misère et la précarité sont aussi sales partout dans le monde, et qu’en témoigner n’est pas un mal, c’est même une nécessité. Certes. Néanmoins, on reste en droit d’attendre d’un film une certaine plus-value, c’est-à-dire un peu plus que la reproduction de constats et de schémas qui pourraient bien décalquer paresseusement ceux de moult autres films avant lui, et qui n’engagent pas franchement la sincérité du cinéaste qui les formule.
Le plus décevant reste le manque de parti pris ferme d’une mise en scène moins mue par une vision de cinéaste que par des options techniques et des réflexes esthétiques. On pense en particulier au recours, récurrent, à une caméra fixant l’arrière des épaules de Tomás tandis qu’il déambule. On a notamment connu de tels plans chez les frères Dardenne, référence du « cinéma social », où la caméra peut rester braquée sur les nuques des personnages. Depuis, c’est devenu un procédé répandu et sur-utilisé dans une large portion de films se piquant de suivre l’humanité de près, se calquant sur leurs pas et répercutant sur le cadre les détours, l’errance, les tremblements de réels individus en marche (acteurs comme personnages). Mais l’effet a perdu de son impact et de sa pertinence : de film en film, il est devenu un outil de simulation de réalisme humain, qu’on utilise par réflexe quand on veut obtenir une certaine impression visuelle, fût-elle vue cent fois ailleurs — autrement dit, quand on n’a pas d’idée plus personnelle pour faire surgir le réel : un outil académique. Dans La Playa, la réalisation s’en remet souvent à cet effet-là. L’ennui est que d’une part cette banalité du choix esthétique accrédite l’idée d’un « film social » plus scolaire que personnel, et d’autre part, en collant sa caméra à la remorque d’un corps en gros plan et en mouvement, le cinéaste occulte volontairement le champ de vision, se refuse à observer les alentours, la rue, les gens, cette grouillante ville de Bogotá que par ailleurs il prétend dépeindre sous les coutures les plus tristement réalistes. Telles sont, exposées tôt ou tard, les œillères de l’académisme, même le mieux intentionné, dont la capacité d’observation s’arrête là où commence sa soumission aux conventions.