Passé presque inaperçu l’année dernière au Festival de Cannes, où il figurait dans la sélection Un Certain Regard, La Quatrième Voie vaut pourtant le détour et marque peut-être, en dépit de ses limites, la naissance d’un cinéaste à surveiller dans les années à suivre. De détour, il est en question dès la première séquence, où deux hommes placides marchent déterminés vers une gare. Ils quittent tout d’abord un bus bondé où résonne une chanson pop indienne archétypale, puis se frayent un chemin à travers un groupe dansant au milieu d’une rue : dès ses premiers plans, le film marque sciemment une prise de distance vis-à-vis d’un imaginaire cinématographique d’essence bollywoodienne, auquel Gurvinder Singh substitue des figures taciturnes, au jeu minimaliste, traversant une intrigue touchée par la torpeur. Car le premier chemin de traverse emprunté par le film débouche par ailleurs sur une impasse : les deux hommes loupent leur train pour Amritsar et se retrouvent à errer dans une gare presque seulement peuplée de militaires, colonnes d’ombres, de bouts de chaussures, fusils et corps menaçants comme premiers signes de la paranoïa qui va peu à peu contaminer le récit.
Deuxième chemin de traverse : alors que les protagonistes trouvent enfin un train, de façon plus ou moins honnête, un fondu nous ramène quelques mois en arrière. Le ronronnement métallique du chemin de fer laisse place à un bourdonnement d’insectes dans un champ la nuit, où l’un des deux resquilleurs que nous venons de quitter peine à trouver le chemin menant au village de son épouse. Il frappe à la maison d’une famille qui lui indique le bon chemin, avant que le récit ne bascule sur le personnage qui le guide, et sur qui se focalisera désormais l’intrigue. Ce nouvel arrivant se retrouve lui aussi rapidement engagé à suivre une voie, elle métaphorique : pour satisfaire la volonté de militants armés qui tentent d’échapper à la traque de l’armée, il doit tuer son chien, qui aboie à la moindre présence se dessinant dans la nuit. Derrière ce principe scénaristique de passage de relai entre égarés qui ne savent guère comment arriver à leur destination, c’est la question même du récit qui est mise en branle : des impératifs scénaristiques qui au fond se révèlent vides de sens (prendre un train, aller à un village, tuer un chien) engendrent une série de détours, d’empêchements, de retards, sur laquelle le film construit patiemment un climat à la fois fantastique et anxiogène. De cette intrigue malade, à l’image de ce chien qui refuse jusqu’au bout d’expirer, le film tisse une toile finement discrète qui fait la part belle à l’invisible et à la nature (donnée à ressentir notamment par une exacerbation du son qui tapisse les scènes d’une mélodie de vents, d’insectes et de bruissement de feuilles dont la douceur contrebalance la brutalité sous-jacente de l’action) plongent les situations dans un état de stase où pointe la menace d’un danger imminent et pourtant sans cesse différé.
Sorties de route
Si le film trouve dans cet alliage, certes pas complètement tenu, matière à de belles trouvailles scéniques, il échoue par contre à éviter un double écueil : d’une part, la tentation un brin lourde de dépeindre en creux du fantastique un épisode historique, en l’occurrence les tensions entre Sikhs et Hindous de 1984, qui précèdent l’assassinat d’Indira Gandhi ; de l’autre, le risque de jouer artificiellement la carte du mystère sur un récit déliquescent où se multiplient les signes d’une violence rampante. D’autant que le film déçoit un peu lorsqu’il doit se confronter à la matière même du danger qu’il suggère. À l’image, par exemple, de la scène où des militaires s’introduisent dans la maison, dont la mise en place séduit pourtant par sa langueur (les camions semblent eux aussi se perdre pour atteindre la demeure) : une fois franchi le seuil, Singh ne filme rien d’autre que l’avancée des soldats de pièce en pièce, sans inspiration, comme si la scène devait être filmée par nécessité dramaturgique mais ne s’inscrivait pas in fine dans le dessin général du film. Même chose lorsque le contexte historique est débité en une seule tirade à la radio : le film peine alors à intégrer toutes ses intentions à son mouvement général, qui restent à un stade de sous-texte théorique. De sorte que si le film brasse une somme de possibles assez séduisants (film-lambeau, film fantastique, film historique, film de contamination), il n’est jamais meilleur que lorsqu’il attend, patiemment, le surgissement de quelque chose qui n’adviendra pas. Il faut alors le prendre pour ce qu’il est : un objet qui lui aussi cherche sa voie.