Dans un petit village de l’État du Gujarat, Rani, veuve trentenaire, éduque tant bien que mal Gulab, son fils alcoolique. Autour d’elle gravitent trois autres personnages féminins : Lajjo, jeune femme battue par son mari en raison de sa prétendue stérilité, Bijli, danseuse et prostituée par son proxénète de patron, et la toute jeune Janaki, mariée de force à l’insupportable Gulab. Réalisatrice en 2005 de Shabd avec la star bollywoodienne et égérie cosmétique Aishwarya Rai, Leena Yadav dresse ici quatre portraits de femmes, quatre archétypes comme autant de déclinaisons du féminin venant contrecarrer l’image de LA femme indienne – mais pas uniquement – comme objet – sexuel et nourricier – à la merci des hommes. Coproduit par Bollywood, La Saison des femmes se démarque des scénarios encore très conservateurs de la grande industrie de Mumbai, où la femme vertueuse accepte sa soumission en dansant, par sa détermination manifeste à s’imposer comme un brûlot féministe sans détour. Et s’il intègre quelques scènes chantées et dansées, ou adopte la fougue colorée des blockbusters musicaux indiens, c’est par une volonté honorablement populaire de s’adresser à tous par-delà son statut de film indépendant. Alors qu’il est distribué en France, La Saison des femmes attend encore de passer le cap de la censure pour atteindre les écrans indiens : une diffusion qui serait on ne peut plus salutaire.
Se défaire de la honte
Partie à Gujarat avec un projet sur la sexualité, la cinéaste a rencontré de nombreuses femmes pour documenter son récit, revenant de son glanage de témoignages avec l’évidence de la violence. La violence première, source de toutes les brutalités physiques, des mariages forcés, des coups, des viols, réside dans la honte d’être femme. Quoi qu’elles fassent, quoi qu’elles disent, Rani, Lajjo, Bijli et Janaki apportent l’opprobre : au village, aux hommes bien sûr, à leurs maris sans qui toute individualité leur est niée, parce qu’elles sont avant tout mère, épouse, veuve, belle-fille. Avoir les cheveux courts, lire, s’éduquer, travailler même puisque cela risque de faire passer monsieur pour un bon à rien, être stérile (une incapacité qui ne peut être que féminine, croit Lajjo)… tout génère la honte, un terme souvent répété dans le film, comme un leitmotiv justifiant les cruautés misogynes pour mieux dissimuler les brutalités quotidiennes derrière les portes closes des maisons, sous le maquillage. Mais nos quatre héroïnes décident de changer le refrain déshonorant qui gouverne leur vie, et le film accompagne cette trajectoire qui vise à rendre visible la violence patriarcale afin de s’extraire de son déni.
Yadav choisit ainsi, d’abord, de ne pas filmer les coups et les crimes, mais de les faire exister, par les mots qui avouent, par les cris qui traversent les cloisons, par les larmes qui pointent au coin d’un œil ou les hématomes que le fond de teint ne parvient plus à cacher. Non que la caméra de la cinéaste n’ose affronter son sujet de face, ou le minimise. En maintenant la violence hors champ, elle épouse le regard de l’ensemble de la société qui fait semblant de ne pas la voir, dissocie le savoir du voir pour mieux, peu à peu, les faire coïncider. Car en la ramenant progressivement à l’image, jusqu’à l’acmé finale confondant viol collectif, agression de femme enceinte et célébration du féminin à la fête foraine, Yadav fait de son geste filmique la mise à jour d’une parfaite hypocrisie, celle qui célèbre la déesse de la féminité mais cogne ses incarnations.
La saison des femmes ne filme pas des idoles, mais des corps. Des corps assoiffés – comme l’indique Parched, le titre original du long-métrage – de désir et de plaisir. Une scène saisit le rapprochement physique entre Rani et Lajjo, tandis que la première déshabille la seconde pour soigner ses blessures. Il y a là un érotisme aussi ardent que contenu, une tendresse triste découvrant que le contact avec l’autre n’est pas réductible aux sévices, que la main peut caresser au lieu de frapper. Les quatre corps sont animés par une pulsion de vie les poussant, à plusieurs reprises, à fuir le foyer pour prendre la route, en bus ou à moto, fouettés par le vent. Un ralenti, que le bon goût esthétique d’aujourd’hui tend un peu vite à déprécier, suspend joliment l’instant d’une baignade dénudée au milieu du désert. Les assoiffées s’abreuvent de bonheur loin du village, et le film semble vouloir capturer pour toujours cette digression, la faire durer… Mais il faut rentrer, regagner de nouveau le foyer, affronter la rage de Gulab.
Rompre
Le découpage de La Saison des femmes favorise ainsi les ruptures de ton. Il retourne à l’apprêté quotidienne après une parenthèse enchantée, tout comme il refuse de s’enliser dans le pathos après une scène difficile. La fresque refuse le drame, car être femme ne doit pas être un drame. Son tragique ne cesse de rebondir avec humour, abrupt et vibrant, comme ce téléphone portable par lequel l’innocente Lajjo découvre l’orgasme. Cet outil – comme l’arrivée de la télévision dont les anciens craignent qu’elle ne corrompe les femmes du village – figure l’aspiration des femmes à une modernité capable de rompre avec cet aride archaïsme patriarcal.
Le film de Yadav témoigne également de l’incapacité totale des personnages à remettre en cause les normes sociales qui obligent hommes et femmes à jouer des rôles genrés allant à l’encontre même de leur épanouissement. C’est ainsi que les femmes elles-mêmes peuvent se montrer très dures entre elles, fermer les yeux sur le viol de l’autre côté du mur. C’est ainsi que les hommes sont de véritables salauds, buvant, violant, frappant, détruisant. Gulab en est l’archétype, tête-à-claques autoritaire, voleur, violeur, amateur de prostituées, alcoolique, endetté, source intarissable de problèmes et de douleurs pour son épouse comme pour sa mère. Seul Kishan, justement parce qu’il incarne l’émancipation, est épargné par la cinéaste : il a épousé une « étrangère » éduquée, et offre aux villageoises travail, primes, télévision. Tous les autres sont dépeints avec une dureté qu’on pourrait juger caricaturale si elle ne manifestait pas la dangereuse pression qu’eux-mêmes subissent à devoir maintenir l’autorité et incarner la puissance. Ce n’est pas un hasard si le plus agressif d’entre eux, Gulab, est aussi le plus jeune. Car le film pointe du doigt cette transmission de la haine des femmes qui perdure et maintient la société indienne dans une misogynie tyrannique. À travers l’«adoption » finale de Janaki par Rani, et avec cette tendresse qui sous-tend ses passions et ses fulgurances, il s’ouvre vers l’espoir d’une autre transmission possible.