Second film de l’Argentin Pablo Fendrik, La Sangre Brota était présenté à la Semaine de la Critique en 2008, comme l’avait été son premier opus, El Asaltante. Concentrée sur une journée, l’histoire se passe à Buenos Aires, essentiellement dans ses rues, où nous suivons les faits et gestes des membres d’une famille jamais réunie. Le monde de La Sangre Brota est solitude, souffrance, haine et violence. Cette pesanteur angoissante cohabite avec la grâce d’un film que l’on sent ouvert, aux aléas du tournage, aux propositions des acteurs, dont la mise en scène est fluide et qui restitue aux visages ce qu’ils peuvent avoir de plus sacré.
Souffrances
Si Pablo Fendrik prend soin de laisser bien des choses dans l’ombre, s’il n’impose pas de réponses à certaines de nos questions, une chose est évidente dans La Sangre Brota, la souffrance. Le film suit les uns après les autres différents personnages desquels il ne se distrait pas, enfermant leurs visages dans des gros plans ou restant au plus près de leurs silhouettes, caméra à l’épaule. Arturo est chauffeur de taxi, marié et père de deux fils auprès desquels on ne le voit presque jamais. Une grande souffrance émane d’Arturo, une souffrance rentrée, dont on n’identifie pas les causes. Accomplissant son travail consciencieusement, il croise toutes sortes de violences mais semble capable d’en rester à distance, trop muré dans son propre malaise pour faire sien le malheur d’autrui. Sa relation à sa femme est des plus glauques. Cette dernière, sous antidépresseurs, se préoccupe essentiellement d’un tournoi de bridge en vue duquel elle fait preuve d’une malsaine avarice (elle cache son argent dans un coffre, refuse d’en envoyer à son aîné qui se dit dans le besoin). Les échanges entre Arturo et elle sont pleins de haine, sourde d’abord, puis matérialisée. La mère est le seul personnage que nous ne voyons qu’en intérieur : dans la grande et sombre maison familiale, la tension et l’aversion semblent avoir chassé la moindre parcelle d’air, on y étouffe. L’aîné a d’ailleurs pris la fuite, aux Etats Unis, et le cadet Leandro ne met les pieds chez lui que pour tenter de voler de l’argent ou des médicaments. Le reste du temps, son corps élancé parcourt les rues de Buenos Aires, le regard de ses yeux cernés tantôt captant ce qu’il rencontre, tantôt étant perdu ailleurs. Sa distraction semble une réponse protectrice à la dureté du monde. La seule personne avec laquelle Leandro commence à établir une relation sereine est Vanesa, une pré adolescente qui se prostitue pour aider une sorte de mère d’adoption, pauvre et méchante femme dont le bébé est malade et qui n’a pas d’argent pour le soigner. Autour d’elles gravite aussi un homme étrange et silencieux, malsain. Si l’argent est pour la famille d’Arturo l’occasion de mesquineries et de tromperies, il est, pour ces trois autres personnages, une nécessité qui, manquante, est responsable d’une vie douloureuse. Le désespoir de cette mère pourtant antipathique émeut parfois fortement, par exemple lorsqu’elle tente d’abandonner son bébé malade dans une poubelle, mais y renonce suite aux hurlements déchirants du petit.
L’opacité des solitudes
Parce que les liens du sang aliènent et pèsent, les personnages décident de les renier, quittent la maison, lieu de l’appartenance à la lignée, pour se fondre dans les rues peuplées d’anonymes auxquels ils n’ont pas de compte à rendre. Mais la liberté qu’est censée procurer la solitude urbaine est illusoire, d’autres dépendances se substituant à l’attachement familial : les antidépresseurs (pour tous), la drogue pour Leandro, l’ésotérisme pour la mère, la routine pour le père. S’arracher à tout lien semble vaine tentative. Pour autant, ce sont bien à des solitudes que nous avons affaire, et cela accroît l’opacité des personnages. Ces derniers sont souvent perçus en (très) gros plans : arraché à tout contexte qui en orienterait le sens, le visage exprime alors des émotions complexes aux interprétations diverses. La présence des personnages en est intensifiée, et l’exposition des acteurs d’autant plus grande. Ce choix de cadrage participe ainsi de l’opacité que le réalisateur souhaite préserver à son histoire. Le comportement des personnages serait sans doute plus lisible s’ils étaient inscrits dans un groupe, famille ou société, au lieu d’être ainsi des atomes à l’abandon. Presque aucune information n’est donnée quant à leur passé, on ne peut donc pas vraiment comprendre d’où vient leur malaise et leur haine. Quelle est l’origine de la souffrance d’Arturo, tellement refoulée qu’elle finit par exploser à la fin ? Pourquoi explose t‑elle à ce moment là ? D’où vient tant de haine entre les membres de la famille ? D’où vient Vanesa ? Ce qui motive les actes, les comportements, demeure souvent mystérieux, ce que véhiculent les regards riche d’interprétations multiples. Et c’est en partie là que réside le plaisir du spectateur, libre de s’approprier ces personnages et totalement à l’écoute de ce qu’ils donnent dans le moment présent.
L’exposition des acteurs
Parce que la plupart des séquences, voire des plans, n’est consacrée qu’à l’un ou à l’autre des personnages, chacun s’offre seul, notre attention n’est pas détournée de celui qui est à l’écran. L’exposition des acteurs est grande, et participe de l’intensité du film. Elle frappe dans les gros plans, où rien ne peut nous distraire de ce que l’acteur donne, mais aussi dans la liberté dont ces derniers disposent lors de plans éloignés. Pablo Fendrik a tourné en caméra cachée, et cette dernière se trouve souvent à une distance telle que les acteurs n’avaient pas conscience de sa présence. Ils étaient alors libres d’improviser, de se risquer à proposer quelque chose (le réalisateur y étant ouvert, à l’écoute). En général, lorsque les personnages ont un but à atteindre, ils sont, ainsi que les acteurs, protégés par l’action à accomplir, souvent imposée par l’extérieur, les nécessités pratiques, les devoirs envers autrui. Ici, il est bien question d’une somme d’argent qu’Arturo doit se procurer pour aider son fils aîné. Mais cette quête est bien moins prégnante que l’errance générale : celle de Leandro et Vanesa dont les corps maigres semblent peu ancrés au sol et appartenir à une autre sphère ; celle de la mère tenant son bébé dans ses bras, cherchant en vain comment se sortir de sa misère ; celle de l’homme qui rode autour d’elle et traine dans les jardins publics ; celle du taxi d’Arturo, en attente de clients. Si tous cherchent quelque chose (de l’argent), parce que leur quête semble condamnée, ou qu’ils ne croient plus en rien, ces personnages ont l’air de se déplacer sans but. Nous ne sommes alors attentifs qu’à eux, non à ce sur quoi va déboucher leurs actes, et la moindre expression prend de l’ampleur. Lorsque la violence explose, dans des scènes fortes que nous ne pouvons prévoir, les personnages, mus par une impulsion qui semble les dépasser, se consacrent entièrement à leur acte, s’exposant au corps de l’autre et à notre regard.
Respiration
Malgré l’omniprésence de cette tension, sourde ou extériorisée, La Sangre Brota est aussi un film qui respire, qui tire en partie sa force de la cohabitation de ces deux données paradoxales, pesanteur et fluidité. Si les gros plans enferment les personnages, si la maison familiale et le taxi étouffent, le film retrouve du souffle lorsque la caméra suit les personnages déambuler dans les rues. Mouvante, elle semble adopter leurs démarches, errer en restant ouverte à ce qui se présente autour d’elle. On ne sait jamais trop où vont les personnages, on a l’impression qu’ils ne le savent pas non plus : le film avance comme sur un fil, en tâtonnant. La bande musicale participe du flottement général, la guitare électrique se mettant parfois à faire des vagues à fort volume. Lorsque les personnages sont perçus de loin, ils se mêlent au mouvement de la foule, emportés par son courant, comme s’ils flottaient. Dans de tels plans, le respect de leur intimité contraste avec sa violation lors des gros plans, et créé un certain apaisement. Mise en scène, mouvements de caméra, histoire et personnages créent ainsi un climat d’instabilité, de mobilité précaire, de fragilité. Il en résulte un film d’une très grande vitalité, cohérente avec les méthodes de tournage du cinéaste : tournant en équipe réduite et en caméra cachée, ce dernier continue d’inventer au moment du tournage, ouvert aux propositions des acteurs, qu’il prend le temps de connaître et avec qui il répète beaucoup. Leur jeu à tous sonne très juste. Ce qui frappe particulièrement est la pureté des visages des deux jeunes, Leandro et Vanesa. Leur sympathie mutuelle est fulgurante, ne recevant pas plus d’explications que la haine envers les autres personnages. Dans cet univers hostile, les deux jeunes se créent, pour un temps, un îlot de bienveillance réciproque. Lorsqu’ils déambulent dans les rues, qu’ils observent les gens dans un parc, que ce sont des sourires qui se lisent sur leurs visages, malgré la gravité que la précarité de leur situation ne permet pas d’oublier, le film décolle, on s’émeut de la grâce de ces deux personnages, de ces deux acteurs très au point.