La Verónica, cinquième long-métrage du Chilien Leonardo Medel (mais le premier à être distribué sur les écrans hexagonaux), doit sa singularité à la rigueur de son dispositif. Soit cinquante-trois gros plans fixes où son héroïne Verónica Lara (Mariana Di Girólamo) est filmée systématiquement au centre de l’écran. Derrière elle ou sur les côtés gravitent quelques personnages récurrents (sa mère, son mari, une journaliste, sa nièce, sa gouvernante, un procureur), qui parfois lui font face en amorce du cadre, voire restent tout bonnement hors-champ. Sans ordre chronologique, les plans se succèdent à la manière des pièces d’un puzzle à reconstituer où Vero, comme on la surnomme, fait le show : elle parle sans arrêt, ordonne, s’excuse, se met en colère, séduit, ironise, menace, se confie, ment, pleure, rit et, surtout, focalise tous les regards. Elle n’est pas seulement au milieu de l’image : elle est le centre du monde, le point nodal autour duquel ce monde se donne à voir tel qu’elle le désire. Et que désire Vero ? Rien d’autre qu’être une image à elle seule, la seule image possible.
La réalisation de Medel singe en cela l’esthétique frontale usitée sur la plupart des réseaux sociaux : accro à Instagram et aux followers, Vero est filmée comme si sa vie se résumait à un selfie perpétuel ou au contenu promotionnel d’une chaîne YouTube. Et pour cause : épouse d’un célèbre footballeur international et mannequin, elle ambitionne de devenir l’égérie phare d’une grande entreprise de cosmétique. Être une image de marque, tel est son plan. Afin d’être engagée, elle se montre capable de tout pour attester de sa popularité auprès de la firme, y compris au pire vis-à-vis de ses proches. Dans le monde de Vero, la visibilité à n’importe quel prix et la mise en valeur de soi par écrans interposés sont les seuls moyens d’exister. Marianna Di Girólamo prête à Verónica l’expressivité de son visage aux multiples facettes, qui tantôt rayonne, tantôt s’assombrit, voire se crispe. On pense notamment à cette scène saisissante où elle fond en larmes après avoir incité à l’adultère son époux modèle, accusé d’empiéter sur sa propre notoriété : sa bouche s’ouvre alors comme un gouffre béant semblant engloutir tous les paradoxes du personnage. De sa position axiale et de son pouvoir, Vero jouit autant qu’elle en souffre, du moins le croit-on. Car en mélangeant vie professionnelle et privée, mais aussi aspirations et ressentiments, le cinéaste dresse moins un portrait contrasté qu’il ne scande les étapes désordonnées d’une réussite indigente et à sens unique.
Prison dorée
Il y a chez Medel une certaine perversité à vouloir enfermer son personnage féminin dans un monde qui lui ressemble et à épouser sans discernement le cynisme qui sied à ses desseins. Le dispositif est une prison, dorée seulement en apparence : les peines, joies et atermoiements mis à jour enrichissent moins le personnage en le rendant ambigu qu’ils ne constituent des trompe-l’œil. À force de louer le détachement et la stupidité tous azimuts, Vero finit par les incarner plus que de raison. Le dispositif n’est jamais justement qu’une manière de disposer d’elle, plutôt que de la regarder vraiment, et Vero n’a en vérité d’autre liberté que celle de devenir le monstre insensible dont l’époque a accouché. Quand Medel la filme aux côtés d’une jeune femme défigurée lors d’une séance de shooting, nul doute que la plus monstrueuse des deux n’est pas celle au visage brûlé. La scène vaut démonstration. Tel est pris qui croyait prendre : le plan est avant tout celui érigé par un cinéaste geôlier et la quête insensée de « vues » du personnage conduit à un aveuglement que rien ne rachète, surtout pas un dernier sourire sardonique. Si bien que lorsque le récit se solde par sa victoire (son prénom signifie ironiquement « porter la victoire »), cette dernière résonne à la manière d’une défaite (de l’humanité), tandis que l’amoralité qu’elle fait mine d’induire apparaît comme l’autre face d’une morale cachée (indéfendable, Vero ne peut être que sanctionnée malgré elle). Le cinéma de Medel n’a en cela rien de transgressif : il verrouille à double tour le destin programmatique qu’il a lui-même modélisé. Cadrée de face, Verónica est la marionnette d’un film qui se joue en réalité dans son dos.