On connaît peu le cinéma du Bangladesh, petit pays écrasé par son imposant voisin, l’Inde — avec qui il entretient des rapports historiques très forts depuis son indépendance en 1971 et l’afflux de réfugiés bangladeshis dans l’État indien du Bengale (les deux régions partagent en effet une langue et une culture communes). Plus souvent dans l’actualité pour sa pauvreté endémique et les conditions misérables dans lesquelles les multinationales étrangères y emploient les ouvriers, le Bangladesh possède néanmoins une industrie cinématographique relativement importante, partagée, comme en Inde, entre films commerciaux et musicaux sans grand intérêt et cinéma artistique plus pointu, telle cette œuvre réalisée par la jeune cinéaste Rubaiyat Hossain. Une très belle découverte.
Scènes de la vie conjugale
Roya s’ennuie. Elle a pourtant la vie rêvée pour beaucoup de Bangladeshis : elle a fait un mariage d’amour avec un homme riche, poursuit une carrière d’actrice dans une production adaptée du grand écrivain bengali Rabindranath Tagore et a réussi à échapper à l’éducation très conservatrice de sa mère musulmane. Comme lui dit sa domestique, dont elle a pris l’éducation à sa charge, « tu as de la chance parce que ton mari ne te bat pas ». Cela devrait lui suffire, mais Roya n’est pas satisfaite. La preuve : on lui verra à peine esquisser un sourire tout au long du film.
La force de cette héroïne (superbe Shahana Goswami, actrice indienne vue notamment dans Les Enfants de minuit de Deepa Mehta) est de n’être à aucun moment unidimensionnelle. Sa vie, bien sûr, n’est rêvée que sur le papier : son mari n’est compréhensif qu’en apparence, et les devoirs conjugaux lui pèsent (dans tous les sens du terme) une fois la nuit tombée. Sa carrière professionnelle est mise en danger par son âge : après dix ans à interpréter le même rôle, une actrice plus jeune et plus fraîche est pressentie pour la remplacer. Elle ne parvient pas non plus à contrôler la vie de sa jeune domestique, qui finit par lui échapper, séduite par un des employés de l’immeuble. Enfin, elle a encore besoin de l’approbation d’un homme, producteur de théâtre reconnu (interprété par l’acteur indien Rahul Bose), pour se lancer dans des choix professionnels audacieux et s’extirper de l’emprise de son mari qui la préférerait en femme au foyer. Mais son ambition ne peut trouver à se réaliser qu’au prix d’un égoïsme inusité, de la part d’une femme, dans l’élite conservatrice de la société bangladeshie.
Under Construction
Roya, comme le suggère le titre anglais du film, est « en construction ». Sans revendiquer un message féministe, Rubaiyat Hossain l’utilise comme un symbole de ces femmes assoiffées d’indépendance mais conscientes du certain fatalisme de leur condition — ainsi de la détresse de Roya quand elle constate que sa domestique, enceinte avant le mariage, n’a plus d’autre choix que de s’installer dans un bidonville (et semble s’en contenter). Roya a toutes les clefs en main pour prendre son envol mais le veut-elle vraiment ? La cinéaste illustre le propos par de belles séquences de rêve, où la tentation de la liberté prend ainsi l’apparence d’un énorme serpent.
La cinéaste parvient enfin — et c’est un véritable tour de force — à introduire subtilement un commentaire sur l’ensemble de la société bangladeshie en entrecoupant les scènes de la vie bourgeoise de Roya avec des plans quasi documentaires sur la condition ouvrière au Bangladesh. L’effet, qui aurait pu alourdir le film d’un propos secondaire inutile, prend tout son sens dans une très belle séquence où Roya, qui revient du bidonville où habite son ancienne domestique, se rend compte qu’elle marche au milieu d’ouvriers se rendant au travail en file indienne, comme des automates vides d’humanité. Roya y trouve l’inspiration pour reprendre le rôle principal et produire une version contemporaine de la pièce de Tagore, Les Lauriers-Roses rouges (Red Oleander), dans laquelle l’héroïne incite des esclaves à se libérer de leur condition. La boucle est bouclée.