Un homme et une femme, deux cœurs solitaires. Une jeune femme sauvage, entourée de ses animaux, dans une ferme d’un village d’Allemagne. Un jeune homme condamné par un cancer, dont la route va croiser celle de la fermière. Une paire de personnages belle et touchante, qui façonne une vraie romance, simple et évidente. Pour son deuxième long-métrage, le réalisateur Sven Taddicken parvient à nous faire véritablement goûter le bonheur d’Emma et de Max. Une heure trente d’un conte romantique, pas particulièrement original mais dont le but premier est réussi : raconter une agonie heureuse, dans l’amour, sans autre prétention que de faire vivre à l’écran deux personnages étonnants, qui naviguent entre humour et tragédie.
Avant toute chose, Le Bonheur d’Emma amène un questionnement : comment parler d’un film dont on sait pertinemment qu’il n’est pas un chef d’œuvre, qu’il n’apporte rien de très nouveau, mais dont le propos est rendu à l’écran de façon si sincère, et plus qu’honnête ? Probablement en insistant d’abord sur l’absence de prétention de son auteur, et sa propension à être un conteur.
Soit Emma, jeune femme solitaire reculée dans la ferme familiale délabrée, couverte de dettes, qui choie ses cochons jusqu’à leur dernier moment. Soit Max, vendeur de voitures triste et esseulé, qui vient tout juste d’apprendre qu’un cancer le ronge et qu’il n’en a plus pour très longtemps. Bien décidé à en finir, Max rate son suicide et sa voiture atterrit dans la cour de la ferme d’Emma. Ces deux personnages, a priori totalement opposés (la rurale et l’urbain, la jeune femme solaire et l’homme gris, l’extravertie et le timide…), vont s’aimer comme si rien d’autre ne comptait.
Le Bonheur d’Emma est l’adaptation d’un roman à succès de Claudia Schreiber, romancière et scénariste, vendu à 110 000 exemplaires en Allemagne. Il y a quelque chose d’intemporel dans cette histoire, pas seulement parce qu’elle reprend un thème vieux comme le monde (des amants que la vie va séparer), mais aussi parce qu’Emma et Max semblent revenir à l’Éden originel d’Adam et Eve. En pleine nature et seuls au monde, ils deviennent ce qu’ils sont, des êtres désireux de s’aimer et de vieillir côte à côte.
Pour autant, rien de caricatural dans cet « hors du monde » que filme Sven Taddicken. Les personnages secondaires apportent tous une dimension contemporaine au film, qui l’ancre malgré tout dans notre temps. Le personnage du policier bêta par exemple, amoureux transi d’Emma et qui ne parvient pas à se dépêtrer de sa mère, sorte de vieille sorcière fumant clope sur clope, introduit des situations cocasses qui donnent une légèreté au film. Pour autant, ce protagoniste n’est jamais réduit au simple rang de clown, car le cinéaste filme aussi la tristesse de ce cœur délaissé par Emma, désespéré de rencontrer une femme dans ce bled. Ce personnage, tout comme celui du patron de Max, contribuent à dresser un certain tableau du 21e siècle, celui de l’individualité, de la solitude des villes, où l’on ne se regarde plus, et des campagnes, qu’on a délaissé pour un avenir économique meilleur.
Grâce à ses personnages, tous très définis et jamais inutiles, Sven Taddicken parvient à écrire un scénario serré et à rebondissements. Il ne se contente pas de filmer la relation et les petits gestes d’amour entre Emma et Max, mais, là encore, montre un vrai talent de conteur. À l’histoire d’amour proprement dite s’ajoute une intrigue quasi policière, autour du sort des deux héros : l’une, menacée d’expulsion pour cause de dettes vertigineuses, l’autre, recherché pour vol de voiture et d’argent.
Mais la plus grande réussite du film tient au personnage féminin, et à la révélation Jördis Triebel, comédienne de théâtre remarquée par la critique et le public, pour la première fois dans un grand rôle de cinéma. Emma, belle et repoussante à la fois, sensuelle avec son homme mais aussi avec ses cochons, terrienne qui plonge les deux mains dans les tripes des animaux et fabrique elle-même son boudin, céleste dans sa robe de dentelle blanche. Sven Taddicken, jeune réalisateur allemand repéré en 2001 avec son premier long-métrage, Mon frère ce vampire (l’histoire d’un jeune handicapé mental découvrant sa sexualité) a su exploiter ce personnage complexe, à plusieurs faces, notamment par un beau travail de lumière sculptant le corps et le visage de son héroïne. Et parce que pour cette jeune femme la mort fait naturellement partie de la vie, personne d’autre qu’elle ne pouvait accompagner aussi bien Max dans ses derniers moments. Car il s’agit bien de filmer une agonie, et tout autre personnage que celui d’Emma n’aurait probablement pas réussi à rendre ce douloureux épisode aussi léger et sincère.
S’il n’a rien de révolutionnaire, Le Bonheur d’Emma renoue avec le plaisir d’une histoire intelligemment contée, intelligemment construite. Et prouve une fois de plus que, décidément, le cinéma d’outre-Rhin est un grande forme, et pas seulement dans des thèmes historiques.