Bâmyân : vallée et ville au nord-ouest de Kaboul. Avant le mois de mars 2001, cette vallée fertile située à 2500 m d’altitude était encore veillée par les Bouddhas debout, colosses gigantesques excavés à même les parois de la falaise de grès environnante. En 2001, sous les ordres du mollah Omar, les célèbres statues sont démembrées à la dynamite, éparpillées à terre. Alentour, des enfants continuaient sans doute de naître au rythme des explosifs des Taliban. Ce sont eux, ces enfants nés dans la violence, la haine et la poussière des missiles, qu’Hana Makhmalbaf a choisi de filmer dans Le Cahier, son premier long métrage de fiction. Un film fort où les rêves des Afghans se révèlent fragiles, prêts à s’écraser au sol tels des cerfs-volants en flammes.
Si traduit en français, le titre du film d’Hana Makhmalbaf ravivent à juste titre en mémoire d’autres films iraniens sur l’enfance ou l’enseignement (Où est la maison de mon ami ? d’Abbas Kiarostami, 1987 ; Le Tableau noir, de Samira Makhmalbaf, la sœur d’Hana, 2000), sa version originale, Buddha Collapsed Out of Shame, déroute. Même pulvérisées, les statues continueraient-elle de s’écrouler de honte ? La faute à qui, et, pour quels actes ? En fait, pour trois fois rien et le pire en même temps. Pour des jeux d’enfants qu’on ose à peine imaginer, scandés par des mots d’adultes aux accents de guerre et à l’odeur de tombe.
À son tout début (cela, une fois passées les premières images d’archives de destruction des statues), Le Cahier s’offre à nous telle une comptine espiègle. Malgré les recommandations de sa mère : surveiller sa petite sœur et rester entre les murs de leur « maison » creusée dans la roche, la petite Bakhtay s’échappe, dévorée par l’envie d’aller à l’école. Cette envie de lire et d’ « apprendre des histoires drôles » est d’autant plus impétueuse que son voisin Abbas annone à tue-tête, et à son nez, son alphabet. Attaché par le pied en plein soleil, ce dernier semble narguer Bakhtay, qui n’a cependant pas son reste en matière de bagout. « Si, si, je sais lire », répète-t-elle, le livre de lecture à l’envers dans ses mains. Rapidement, le premier obstacle à la soif d’apprentissage de Bakhtay se pose. Se rendre à l’école suppose être muni, au minimum, d’un cahier et d’un crayon. Commence alors pour la petite fille un véritable périple sillonnant les plaines, les crevasses, le bazar et les grottes entourant Bâmyân. La course au cahier prend d’abord des allures de chasse au trésor. Bien qu’hasardeux, le marchandage auquel se livre Bakhtay : 4 œufs volés – 2 œufs cassés + 1 pain cuit au four = 10 roupies = le prix d’un cahier, donc – finit par porter ses fruits. Face au jeune vendeur aux yeux dorés, la petite fourmi à l’habit vert et au voile jaune peut enfin brandir son carnet avec fierté. Filmé avec tendresse, le sourire de la jeune Nikhbat Noruz est à cet instant-là d’autant plus solaire.
Mais tout soleil connaît son heure d’éclipse. Et celle croisant la route de Bakhtay n’en finira pas d’assombrir ses espoirs. Cet état d’alerte vécu par la fillette de 6 ans, la musique signée Tolibhon Shakhidi faites de nappes (trop?) sombres, nous y confronte également.
S’étant exercer à différents styles de par ses collaborations diverses en famille, Hana Makhmalbaf sait doser intelligemment subjectivité et style documentaire – un style volontiers brut, lorsque le cadre s’attarde sur les carcasses de viande ou les visages fatigués des hommes du bazar. Parfois, certains visages d’enfants semblent échapper à la fiction. Si, dans la réalité, la plupart d’entre eux « ne connaissent pas le cinéma, [peu] familiaris[és] avec la vision de leur image sur un écran », à quel point nous livrent-ils dans le film des émotions, des cris, des pleurs déjà vécus ? Lorsque la question se pose, une réelle empathie se tisse entre nous et eux. Malgré la joie pure dégagée par le personnage de Bakhtay, ses moindres larmes nous paralysent, peut-être conscients de la mince ligne séparant son rôle de sa vie.
En de nombreux passages, le récit du Cahier est également imprégné d’un fort symbolisme. Les pages encore vierges du cahier se transforment ainsi en avions de guerre entre les mains d’une bande de gamins désœuvrées. Et ce n’est qu’in extremis que le papier l’emportera sur les pierres brandies par ces derniers au-dessus du visage terrorisé des petites « impies ». Plus tard, une autre page devient bateau, délicate embarcation la menant à bon port. Obstination, persévérance, mais aussi insouciance : telles sont les clefs de Bakhtay pour tenter de trouver sa place dans un monde qui lui en accorde peu. Harcelée et humiliée par des petits soldats fanatiques, rejetée par l’institution scolaire, la détermination et l’innocence de cette enfant semblent pourtant bien vaines. Celle qui voulait simplement exprimer son envie d’ouverture au monde n’a plus qu’à tomber à terre. À « fai[re] la morte pour être libre » ; dixit Abbas. Encerclée, l’asphyxie et le vertige auront-ils finalement raison d’elle ? Est-ce là la liberté ? Pour l’instant, il ne s’agit que de jeux. Mais demain, et le surlendemain, et après ?
Inquiète face au futur de l’Afghanistan et de sa jeunesse traumatisée voire schizophrénique, Hana Makhmalbaf ne se résout pas à fermer les yeux sur les menaces à venir. En collant au corps de Bakhtay dans sa ronde finale avant que les Bouddhas ne s’effondrent une dernière fois, l’avertissement lancé par la jeune réalisatrice semble sans appel. Malgré ces temps dits de reconstruction, l’espoir peut s’effondrer à tout instant. Et si aujourd’hui les enfants de Bâmyân doivent jouer à mordre la poussière et la boue, peut-être connaîtront-ils prochainement davantage de sérénité. Un jour, le prétendu troisième Bouddha toujours enseveli quelque part au pied de la falaise, se lèvera peut-être lui aussi dans la lumière. Ou peut-être pas.