En mémoire d’un village qui s’étiole face au temps qui passe, le documentaire de Mercedes Álvarez prend la forme d’une suite de portraits. Mais à peine tirés, ces instantanés sont, comme les habitants, déjà au passé antérieur.
Une vieille dame face à un dinosaure. Un château abandonné où, comme le prétend la légende, vivait « l’enfant qui ne savait pas rire ». Des éoliennes en construction sur la colline. Les ruines conservées de l’ancienne Numance. Les soirées au coin du feu, le bol de soupe à la main. À Aldealseñor en Castille, les temps sont emmêlés. En 2003, Mercedes Álvarez revient dans ce village qu’elle a quitté à l’âge de trois ans pour filmer ce qu’il y reste de vie. Il y a urgence : le plus jeune de ses quatorze habitants approche la soixantaine.
Sans pathos mais avec affection, la caméra témoigne de ce quotidien au mode désuet, dénudé, modeste. Tout ce qui caractérise le XXIe siècle (technologie, vitesse et consommation) semble étranger à ce lieu. Quand l’actualité déboule, sous forme de colleurs d’affiches électorales, c’est haut-parleurs à fond. Les militants débarquent, posent leurs encarts puis repartent. Ils perturbent à peine la sieste de l’homme avachi dans le fauteuil au seuil de sa maison. Cette collusion des deux mondes peut d’ailleurs virer au burlesque : après le passage du camp de l’opposition, une vieille dame demande à son compagnon « Qu’est-ce qu’ils donnent comme cadeaux, ceux-là ? — Des préservatifs.»
Si ces lieux respirent autant « le verbe d’antan », c’est parce que ce sont les souvenirs qui dominent les conversations. Des avions militaires survolent le village pour rejoindre l’Irak, et c’est l’exécution d’un résistant pendant la guerre civile espagnole que raconte le berger solitaire, avec réalisme et sans illusion. Comme un miroir avec les histoires de ces personnages, le film lui-même fait le lien entre le présent et le passé. Lors d’une partie d’un curieux jeu de quilles en métal, sur la place centrale, apparaissent en fondu enchaîné des images d’archives d’un rassemblement franquiste à cet endroit. Mais le son des quilles, lui, reste. De ludique et léger ce bruit devient strident et oppressant.
Mais cette cohérence de l’objet filmique avec son sujet devient bientôt son propre travers. Malgré les textes en voix off, travaillés et littéraires, la réalisatrice ne parvient pas à insuffler assez de mouvement dans ce qui reste, dans l’impression générale, une suite de photographies. Or la photo, analysée par Roland Barthes comme un « avoir été là », est antinomique avec le cinéma, qui par essence se conjugue au présent. D’où cette sensation de lenteur qui plombe même les remarques les plus étonnamment ironiques des personnages sur la condition humaine.
À l’image de la scène poignante où ce peintre aveugle tâtonne pour achever son dernier tableau avant la cécité totale, Le ciel tourne est touchant parce que c’est une lutte contre l’irréversible. Mais malheureusement, la trace de cet écho à notre mémoire collective, elle aussi, s’efface.