Composé de quatre films tournés sur une période de quinze ans, Le Corps sublimé interroge le rapport à la photographie des photographes Jan Saudek, Joel-Peter Witkin et Francesca Woodman et d’une modèle. Doublant ce documentaire de sa propre recherche formelle, Jérôme de Missolz suscite la réflexion par le biais de la sensation et signe un film dense à lecture plurielle.
Pour mettre en lumière la photographie telle que la pratiquent (ou la pratiquaient) Jan Saudek (Jan Saudek-Prague Printemps 90), Joel-Peter Witkin (Joel-Peter Witkin, l’image indélébile) et Francesca Woodman (Sans titre), Jérôme de Missolz s’attache moins aux oeuvres finies qu’au travail des artistes en amont. Parce qu’il ne s’agit pas pour eux de capter un instant du réel mais de composer des images émanant de leur imaginaire et fantasmes, il observe leur façon de mettre en scène les corps nus des modèles, dans des postures souvent obscènes et fantastiques. Loin d’une froide analyse formelle des images, le cinéaste saisit le rapport vampirique entre photographes et poseurs. Explorant ce que signifient pour les artistes la composition, la matérialisation d’obsessions intimes, dans Sans titre et I il est aussi à l’écoute de ceux qui se trouvent derrière l’objectif, des enjeux que cela représente pour l’individu d’être regardé, de s’extérioriser dans une image. En doublant ces portraits de sa propre recherche formelle, Jérôme de Missolz brouille les frontières entre documentaire et film expérimental, éclaire le geste photographique en le reprenant avec les moyens du cinéma, qu’il interroge autant que l’art de l’image instantanée.
« Quatre films sur la photographie » : ainsi est présenté Le Corps sublimé (auquel le Festival Paris Tout Court a cette année rendu hommage). De La Photographie, de ses pouvoirs et ses enjeux, il en est certes question ici. En filmant Jan Saudek et Joel-Peter Witkin au travail, en faisant réciter le journal de la modèle Isabelle qui nous raconte son expérience auprès de grands photographes (Jean-Loup Sieff, Ralph Gibson, Robert Frank…), en demandant à une comédienne d’incarner Francesca Woodman, Jérôme de Missolz convoque des questions liées à ce médium. Qu’est-ce que représenter ? Comment matérialiser ses fantasmes et obsessions ? Quel rapport entretenir avec la réalité ? Comment appréhender le temps qui passe ?… En cela, ces quatre films dépassent le portrait d’artistes particuliers et soulèvent des problèmes plus larges sur la photographie et l’art en général. Pourtant, Le Corps sublimé apparaît moins être un film sur La Photographie qu’un film sur des photographes, car c’est bien la spécificité de chacun d’eux que le cinéaste s’attache à éclairer, dans quatre films dont la forme s’adapte aux personnes interrogées.
Pour Jan Saudek, Prague Printemps 90 (1990), primé dans une dizaine de festivals, il demande à l’artiste de reconstituer les mises en scènes de dix de ses œuvres (Martyr of Love, Wedding, A Wood of Love and Death…). Pendant sept ans, Jan Saudek a travaillé clandestinement dans une cave, la nuit, parce que son activité était jusqu’en 1983 jugée illicite par les autorités de son pays. S’enfermant avec lui dans cette même cave, Jérôme de Missolz le regarde diriger les modèles qui le fascinent, composer avec d’étranges corps proéminents des tableaux baroques, hallucinatoires et féeriques. En intégrant quelques images du monde extérieur et en rendant présent les sons provenant du hors-champ, il nous fait entrer dans l’univers artistique de Jan Saudek, la distance prise par rapport au réel dont l’absence est prégnante. Les propos du photographe aiguisent aussi le regard porté sur ses œuvres. Pourquoi s’affranchissent-elles d’une représentation réaliste du monde ? Parce qu’il « déteste le jour, la lumière, [s]on travail c’est la nuit parce qu’[il] ne veu[t] pas voir les choses comme elles sont, [il] veux qu’on les voie selon [s]a manière de les éclairer ». Pour nous permettre de mieux appréhender ses images, leur force subversive, le photographe ne les dissèque pas mais évoque ce qui a suscité ce besoin d’évasion, le contexte répressif dans lequel elles ont été créées et ses blessures personnelles (la mort de son père juif pendant la Shoah).
C’est aussi le travail du photographe que le cinéaste enregistre dans Joel-Peter Witkin, l’image indélébile (1994). Pour saisir à vif son geste artistique, il ne lui demande pas cette fois de reconstituer ses mises en scène mais le suit pendant une année, du Nouveau-Mexique à la Hongrie, rechercher ses modèles, négocier avec eux, se heurter parfois à leurs résistances, préparer minutieusement ses compositions, étudier des œuvres picturales, retravailler l’image en en griffant les négatifs… Si les corps chez Saudek frôlent le fantastique, ceux de Witkin appartiennent à un autre monde, celui des morts et des monstres. En photographiant des cadavres d’animaux et d’humains, des handicapés physiques, des fœtus, des transsexuels, Witkin exalte le difforme et le morbide. En variant les supports (Super 8, 16mm, numérique), les vitesses de l’image et la bande musicale, le cinéaste adopte une modalité de filmage adéquate à son sujet, car en jouant sur les sensations plus que sur l’analyse il rend prégnante l’étrangeté et l’absence de rationalité de l’univers du photographe.
La mort, c’est aussi ce qui hante les images de Francesca Woodman, qui dès l’age de 13 ans s’est photographiée nue pour tenter de s’appréhender, donner forme à la décomposition de son corps. Sans titre (2005) est bien le portrait d’une artiste, mais il est aussi la résultante des retrouvailles entre Jérôme de Missolz et la comédienne qu’il avait dirigé pour sa fiction La Mécanique des femmes (2000), Florence Denou. Fasciné par le récit de la vie de cette dernière, faite de mises en scènes délirantes et mystiques, il lui propose d’incarner pour une fiction le rôle de Francesca Woodman, parente des figures mythiques de Salomé, Daphné ou Narcisse. A la croisée de ces deux personnes, le personnages que l’on voit diriger ses modèles, poser lui-même, qui nous raconte son rapport à soi et à la photographie est une personne plurielle, impliquée mais aussi à distance d’elle-même. Si Barthes a posé dans La Chambre claire que la photographie nous ramène à notre propre mort, pour Woodman, suicidée à 23 ans et dont le personnage lit ici des extraits des Vagues de Virginia Woolf, il ne s’agit pas de freiner ce temps qui passe et de s’immortaliser dans une œuvre, mais au contraire de figurer la mort au travail dans un corps vivant. Sans titre explore une face absente des films consacrés à Saudek et Witkin car il donne la parole au modèle, ici la photographe elle-même, qui évoque la nécessité pour se connaître d’être regardée et de se mettre à distance de soi dans une image.
Onze ans auparavant, dans son court-métrage I, c’est aussi le témoignage d’une modèle que Jérôme de Missolz a recueilli. Secrétaire médicale, Isabelle désirait poser nue pour de grands photographes, et c’est le récit de ses rencontres avec eux et des poses qu’elle nous livre en récitant son journal. Si les trois autres films interrogent le travail des photographes, leur assurance et leurs doutes, ici c’est la quête identitaire du modèle qui intéresse le cinéaste.
Film sur la photographie, film sur des photographes, Le Corps sublimé est aussi un film sur le cinéma. Si Jérôme de Missolz est avec les photographes, attentif à cerner leurs univers artistiques, il œuvre aussi parfois à côté d’eux, en expérimentant pour son compte les possibilités de son médium. On le sent en effet à ce point proche de son sujet qu’il ne se contente pas d’enregistrer le travail des autres mais l’éclaire en le redoublant de sa propre démarche. Fasciné comme eux par l’érotisme (La Mécanique des femmes), il est aussi comme eux un artisan qui refuse les codes et les images formatées : si pédagogie il y a et documentaire, c’est que ses images saccadées, décadrées, passant de la frénésie à la fixité, accompagnées par une bande musicale éclectique, nous donnent à ressentir face au film la tangibilité des corps et leur précarité, sensibles dans les images des photographes.