On trouvera bien sûr des motifs de mauvais esprit quant au nouveau film de Jean-Jacques Annaud. Sur son retour bien opportun, suite à ses récents échecs commerciaux, au film d’aventures incluant des prouesses d’animaux, genre où le succès ne lui a pas manqué. Sur son apparent retour en grâce auprès des autorités chinoises, lui qui s’était attiré leurs foudres il y a deux décennies avec un Sept ans au Tibet qui ne méritait pas tant de publicité, apaisement qui n’est sûrement pas sans lien avec la mise en sourdine du sous-texte politique du roman ici adapté (le best-seller chinois Le Totem du loup publié sous le pseudonyme Jiang Rong). Sur ses persistantes manières d’illustrateur, prisonnier d’une grammaire enivrée de grands espaces et de regard touristique sur le territoire étranger, frôlant le ridicule dès qu’il s’agit de chercher une dimension mystique (les ralentis systématiques dès que des loups pointent majestueusement sur les hauteurs, des apparitions dans les nuages difficiles à prendre au sérieux). On peut relever tout cela — et pourtant constater que, dans l’ensemble, Le Dernier Loup s’avère le film le moins creux et le plus vivant de son auteur depuis des lustres.
Petite histoire dans la grande : pendant la « révolution culturelle », deux étudiants de Pékin sont envoyés dans un village de Mongolie-intérieure pour y éduquer fermiers et bergers à la culture dominante. L’un des étudiants, Chen Zhen, fait plutôt l’inverse, s’intéressant à la culture mongole et notamment au rapport des autochtones à leur animal-totem qui règne encore dans la région : le loup. Or des décisions de l’administration chinoise au détriment des loups provoquent un déséquilibre naturel et par conséquent des conflits, non seulement entre les populations humaine et lupine, mais aussi entre les ethnies han et mongole. Et l’initiative personnelle de Chen Zhen d’adopter un mignon petit louveteau pour le sauver d’un massacre n’arrange pas vraiment les choses… Si on reconnaît là des formules familières à Annaud (histoire, évasion exotique, l’animal comme objet de sympathie a priori et à distance, orchestre ronflant de James Horner…), on est surpris de réaliser qu’au-delà des figures connues et l’académisme avec lequel le réalisateur capitalise dessus, le film recèle des enjeux moins superficiels que d’ordinaire chez son auteur, et même parvient à en saisir quelques-uns.
« Quelque chose passe »
Comme souvent dans les adaptations de romans par Annaud, le premier facteur de réussite ou d’échec apparaît dans la façon dont le matériau d’origine est digéré par le scénario. Ici, le récit écologiste de Jiang Rong ne laisse pas à Annaud le loisir de faire ce qu’il a trop fait avec d’autres animaux (L’Ours, Deux frères) : illustrer chez eux des simulacres de sentiments humains, déguiser le simplisme sous d’attendrissants pelages. Qu’il soit petit ou grand, le loup de Mongolie reste cette créature mystérieuse, étrangère mais souveraine, que nul ne peut prendre à la légère et encore moins pour une peluche. D’une manière générale, la nature a une présence étonnamment maîtresse dans le film, non seulement comme décor propre à charmer l’œil et les panoramiques, mais aussi comme régulatrice des relations entre les vivants. Un certain nombre de basculements de situation procèdent de lois naturelles et de l’intercession de l’homme à leur égard. D’abord, on expose un équilibre naturel basé sur les saisons, la chaîne alimentaire et la façon dont l’homme autochtone s’y est adapté (ainsi les gazelles font-elles concurrence aux moutons sur les pâturages, mais on évite d’en tuer pour éviter que les loups se rabattent sur les dits moutons…). Puis, la perturbation de pièces de l’ « édifice » par l’homme entraîne un enchaînement d’autres phénomènes naturels qui appellent des réactions humaines, lesquelles menacent de provoquer d’autres perturbations (fût-ce en se déplaçant d’une zone à l’autre, allant à la rencontre d’autres communautés), etc. Ainsi le film donne-t-il l’impression d’avancer suivant un engrenage inspiré hors des formules arbitraires de scénaristes, menant d’un ordre d’entente mutuelle à un ordre conflictuel, et dont il est clair qu’il sera difficilement réversible.
Quant à l’évocation des perturbations humaines et aux pulsions qui les suscitent, si elle n’est pas exempte de simplisme (la classique cupidité, ici cachée derrière l’idéologie maoïste), elle donne au moins lieu à un portrait relationnel d’un trouble rare dans la filmographie d’Annaud. Sur le plan individuel, en effet, Le Dernier Loup se révèle le récit d’une dépendance bien humaine, celle de Chen Zhen à l’animal qu’il s’est approprié, à son propre sentiment de maîtrise (masqué au départ sous le bon sentiment de la pitié). Commettant d’abord la méprise d’élever « son » loup tel un chien (pratique contre nature et à l’échec quasi garanti), c’est lui qui se retrouve subjugué par l’être-objet qu’il a fait entrer dans sa vie, au point de se déconnecter de ses perceptions du réel, voire de ses désirs — obsession qu’Annaud filme avec une intensité palpable (dans la direction de l’acteur Feng Shaofeng) et une maturité bienvenue à défaut d’être toujours subtile. Il est d’ailleurs notable chez le réalisateur que même l’habituelle romance entre deux personnes d’ethnies étrangères (le héros et une femme du village) se trouve ici mise en sourdine, et ce pour une raison non dite mais évidente et fondée qu’on résumera rapidement ainsi : l’homme ne peut s’ouvrir pleinement à ses désirs tant que des sentiments plus possessifs le tenaillent. D’autres cinéastes avant Annaud ont exploré cette idée avec plus de force et de rigueur (rappelons-nous la tyrannie de la vengeance dans les films de Fritz Lang). Mais voir cette conscience circuler à travers le formatage d’un divertissement consensuel, voir le réalisateur de Stalingrad esquisser un tel portrait humain au-delà du premier degré, est toujours bon à prendre. Comme disait Daney à propos d’un film passable d’un autre cinéaste qu’il n’estimait guère : « quelque chose passe ».