Près de trente-cinq ans ont passé depuis qu’Arthur Joffé a réalisé son premier film. Ont suivi une dizaine d’autres et, pour le réalisateur, une renommée qui a difficilement survécu à l’usure du temps. Car il y a onze ans, aussi, que le sexagénaire n’en a plus mis en scène. Et ce n’est pas faute d’en avoir écrit – faute, en réalité, de n’être pas parvenu à trouver de producteur intéressé par la dizaine de projets / scénarios écrits pendant ce temps. Qu’à cela ne tienne : Arthur Joffé vend sa voiture et s’achète une petite caméra, afin de tourner, seul et sans budget, son sixième long-métrage, documentaire et autobiographique. Le résultat : un patchwork ouvertement reconnu comme n’ayant « ni queue ni tête », mélange d’entretiens avec des proches du cinéaste (acteurs, producteur, assistante-réalisateur ou amis, connaissances plus ou moins liées à l’univers du cinéma), de courts extraits de ses films montrés sur l’écran de son ordinateur, et surtout d’images filmées de-ci de-là, montées sans continuité ou logique narrative, destinées surtout à rendre compte de ce désir qui anime depuis plusieurs décennies l’homme derrière la caméra. Celui non seulement de mettre en scène et en images les histoires qu’il a conçues et écrites, mais aussi et surtout celui de filmer, tout simplement.
Les images qui composent Le Feu sacré (évocation poétique ou philosophique du désir créateur) sont donc de plusieurs types. Principalement des images captées de-ci de-là, dans le quotidien du réalisateur (par la fenêtre, dans la rue, au cours d’un voyage à New York), des échanges enregistrés avec ses proches dans son appartement ou via Skype. Le Feu sacré est fait avec l’économie de son absence de moyens – comme si le réalisateur, auquel les portes ont été fermées les unes après les autres jusqu’à le laisser dans la frustration de ne plus pouvoir exercer son art, avait décidé de réaffirmer d’abord son statut d’artisan. Il donne à voir son travail de captation – parfois de façon trop anecdotique ou personnelle, manquant de perspective pour le spectateur, mais qui se donne dans une dynamique de pure revendication de l’importance du geste cinématographique, filmique.
Que la lumière soit !
Malgré cette relative stérilité de la matière autobiographique, des images personnelles et du bout à bout décousu voire arbitraire qu’elles constituent, Le Feu sacré a le mérite de se poser en un geste vindicatif et humble à la fois – surtout, un geste de réappropriation de l’énergie créatrice que captent et sur laquelle capitalisent les décideurs de l’industrie. Dire qu’on peut faire sans eux (même si cela va avec la frustration de n’être plus accepté par le milieu, pour celui qui l’a été et a été reconnu un temps), c’est déjà faire beaucoup.
Bien que sa démarche centre nécessairement le documentaire sur l’autobiographie, Arthur Joffé échappe au piège du nombrilisme en donnant plus à voir les désir et geste créateurs à l’œuvre que l’intimité de l’auteur. Il ne filme son propre visage qu’en de rares occasions et choisit plutôt, pour dresser l’autoportrait d’un réalisateur désormais paria dans l’industrie, la voix de l’autre. Un peu à la façon dont, en littérature, Pierre Michon écrivait son autobiographie à la troisième personne dans ses Vies minuscules, Arthur Joffé se raconte par les souvenirs, émotions et conseils et de ses proches. Ce geste humble, qui cristallise dans la parole de l’autre l’identité de l’artiste, affirme du même coup (mais sans ressentiment, sans aigreur – comme un constat) sa frustration de ne pouvoir créer comme autrefois, alors que l’énergie ne lui fait pas défaut. En filmant des scènes et personnages en tous genres, c’est avant tout son regard que le réalisateur donne à saisir. On sent ainsi par exemple, dans les images qu’il capte de sa compagne Dina Morgan, son regard amoureux, le désir qui l’anime face à elle – plus, peut-être, que ce que ces images pourraient donner à comprendre de la personne filmée. Le Feu sacré est un film sur ce désir, celui de voir et de filmer ce qui nous anime, et cela est d’autant plus efficace quand il n’est pas redoublé du commentaire, en off, qui en explicite la nature. Bien que trop anecdotiques et parfois vaines, l’analyse du réel et l’attention aux images filmées données pour soi, sans valeur narratologique pour le métrage, se posent comme un important et salutaire geste de réappropriation. « Soit on lutte, soit on joue le jeu. »