On peut définir un trou noir par sa capacité à aimanter tout corps situé dans sa périphérie. Avec Le Grand mouvement, le cinéaste bolivien Kiro Russo fait de ce phénomène physique un principe de mise en scène et livre un film beau et âpre. Ici, la béance, c’est Elder, un mineur venu à La Paz pour une manifestation et atteint d’une étrange maladie respiratoire. Lors d’une virée en bus, son visage encapuchonné, en contre-jour, se transforme lentement en une ombre gigantesque dans laquelle la caméra se met à zoomer. À l’autre bout du film, lorsque le personnage demande secours auprès de Max, un mystérieux guérisseur, sa bouche entrouverte est raccordée avec la sortie de mineurs plongés dans la nuit d’un boyau. Entre ces deux moments sidérants, Kiro Russo filme l’asphyxie généralisée de La Paz, sa ville d’enfance peuplée par les corps désœuvrés du sous-prolétariat. L’épuisement physique d’Elder synthétise l’épreuve que soumet cette ville montagneuse à sa population.
C’est là une manière convaincante de réinvestir le néoréalisme, au sens large que lui donnait Deleuze, c’est-à-dire une manière d’indexer la marche du récit sur le caractère « flottant » et « dispersif » de la réalité, jusque dans le choix des acteurs (ici tous non-professionnels), mais aussi de creuser une esthétique de la sidération où le monde environnant « déborde de toutes parts les capacités motrices » des personnages, progressivement réduits à un stade amorphe, aux limites de l’agonie. Structurant de manière invisible la ville moderne, les flux du trafic (voitures, téléphériques) et les échanges monétaires remplissent Elder jusqu’à l’overdose, au point que l’air ne parvient plus à gagner ses poumons. Dans les meilleurs scènes du film (les premières et dernières minutes), Russo met en avant ses talents de monteur en organisant une vaste symphonie urbaine, digne de Ruttmann et Vertov : les sons cacophoniques de la cité (klaxon, travaux, compteurs électriques), puis une partition classique quasi bruitiste, répondent à un enchaînement épileptique de plans où les gestes des habitants de La Paz se télescopent comme s’ils faisaient tous partie d’une chorégraphie gigantesque. Difficile toutefois de voir ici un éloge de la vitesse et de la modernité comme au temps des avant-gardes des années 1920 ; La Paz, souffrant d’une pauvreté endémique, se résume à des chantiers sans fin. La frénésie des images et le mystère qui s’en dégage s’apparentent bien davantage à une forme d’hypnose chamanique, portant le spectateur vers un état de transe analogue à celui du personnage principal. D’où peut-être l’apparition subreptice, dans les dernières secondes, d’un loup, animal-totem de l’expérience métaphysique à laquelle Russo nous a conviés.