Un mur invisible mais rigoureusement infranchissable vient isoler une femme dans un chalet de montagne. Alors que de l’autre côté la vie semble s’être arrêtée, celle-ci se retrouve condamnée à une radicale solitude. Avec ce mur, Marlen Haushofer, dont le roman homonyme est ici adapté à l’écran, se donnait un deus ex machina venant jouer le rôle du naufrage ou de la catastrophe qui, chez Daniel Defoe, Jules Verne ou Michel Tournier, servaient de prétexte à l’expérience de pensée de l’isolement absolu. La situation est passionnante et le traitement qu’en proposait l’écrivain autrichien impressionnant. Julian Roman Pölsler a voulu en faire du cinéma, il n’y parvient que très partiellement.
Les premières minutes du film sont plutôt captivantes. La situation est intellectuellement stimulante et féconde d’un point de vue narratif. L’attention promet d’être soutenue. Du point de vue sensible, la « rencontre » avec le mur est réussie. Dans une sobre et efficace pantomime, Martha Gedeck effleure, touche, s’appuie sur la paroi invisible et convainc dans la sidération. La pulsation tellurique qui tient lieu de musique installe un climat d’angoisse qui culmine et frise l’horreur dans le cauchemar de la première nuit.
Déjà, cependant, commencent à opérer les procédés en lesquels le film va s’enliser : la voix off d’une part, la mise en scène alternée du présent de l’intrigue et du futur de la narration – tenue par l’héroïne elle-même –, d’autre part. Mal maîtrisé, ce moyen narratif engendre d’inutiles répétitions, court-circuite toute surprise et pollue inutilement le déploiement de l’image et de l’histoire. Mais, c’est plus encore l’omniprésence de la voix off qui dessert Le Mur invisible, en condamnant l’image à l’illustration voire en la faisant tout simplement oublier, tant la parole appelle notre attention.
Un film sur la solitude qui parle autant c’est bien le comble ! On pourrait répondre que non : que le monologue et l’introspection, l’acte d’écrire éventuellement, sont au contraire l’effet direct de cette solitude – et même une nécessité pour l’esprit face au danger de son effondrement. Et n’est-ce pas à la qualité des enjeux psychiques et existentiels portés par une parole en première personne que Le Mur invisible (comme roman), ou un Vendredi ou les limbes du Pacifique tiennent la plus grande part de leur force ? Oui, mais ce sont des romans. Le cinéma, fût-il un langage, n’est pas un art du texte, et il ne suffit pas d’accoler au « je » de l’énoncé l’expression d’un visage pour passer de la littérature à l’écran – procédé maintes fois répété et très vite fatiguant.
La réduction de l’image à l’illustration mise à part, celle-ci se sépare progressivement de la parole, et l’attention ne peut plus que se poser sur l’une ou l’autre de deux séries, devenues presque indépendantes. Et ce n’est pas dire que l’image acquière une norme immanente. Il se trouve au contraire très peu d’art du montage, la recherche du beau cadre constituant l’essentiel du travail sur l’image. La photo est souvent assez belle – mais comment la montagne fleurie ou enneigée ne le serait-elle pas ? L’ennui gagne progressivement devant une image muette et une parole en roue libre. Le film aurait gagné à être raccourci d’une bonne vingtaine de minutes.
Dans cette économie de l’image, il y a au fond comme un problème d’échelle. Nous sommes soit trop près, soit trop loin, invités tantôt à saisir sur le visage les traces de l’intériorité tantôt à contempler l’homme seul, perdu dans la nature hostile. Mais pour ce qui est de faire droit à l’intériorité, le cinéma, face à la littérature, part vaincu. La conscience et son flux, les mouvements de la pensée, ne sont pas ses objets d’élection – ou alors indirectement. Il est certes bien plus sûrement « cosmique », capable de faire voir le monde comme puissance et immensité ; mais il faut une technique éprouvée pour réussir sur ce terrain en évitant le convenu, dépasser la belle facture et provoquer peut-être le sentiment du sublime.
La femme – puisque son nom n’est pas mentionné – doit aménager un espace, une maison, un jardin, des alentours. Pour conserver sa vie, elle doit travailler, utiliser des outils. Ce sont des techniques, des dispositifs, des rapports aux choses et aux êtres qu’il eût fallu filmer ; resserrer le cadre mais maintenir à distance le visage. La voie du dépouillement étant barrée par l’importance du texte, l’image aurait pu faire plus droit à la « vie » des objets et entre les objets – mangés, saisis, trouvés, transformés. Cela arrive parfois : Pölsler s’intéresse au labour, au fauchage, à la cuisine, au corps courbé sous le fardeau, à la chasse – aux conditions matérielles de l’existence. À ce titre, l’agonie d’un chevreuil constitue un vrai moment de cinéma. D’une manière générale, ce sont les plans où apparaissent la femme et les animaux qui partagent sa vie – le chien, la vache, le veau, les chats – qui sont les plus réussis. L’image prend de la consistance, l’échelle est la bonne. Sans qu’il y ait besoin de mettre en scène intentions ou actions, les éléments du plan se répondent et il se passe quelque chose à l’écran. La relation au chien Luchs aurait pu être sur ce point exemplaire – quel besoin y avait-il d’en parler et d’en parler encore ! Le réalisateur échoue sans doute par trop d’admiration pour la lettre du roman qui l’inspire. Le Mur invisible est un film que nous aurions aimé aimer, mais ses faiblesses sont trop grandes.