Éric Caravaca a l’avantage de faire partie de ces rares comédiens dont le physique oscille entre gueule de jeune premier et voisin du dessus. François Dupeyron ne s’y est pas trompé, lui confiant d’abord le rôle très terre à terre d’un paysan nouvelle génération dans C’est quoi la vie ? (1999) puis celui, éminemment romanesque, d’un lieutenant défiguré lors de la Première Guerre mondiale dans La Chambre des officiers (2001). Malgré un passage chez Patrice Chéreau (Son frère, 2003), Caravaca reste un comédien discret, en marge des papiers glacés et autres projets de prestige. À ce titre, le retrouver derrière la caméra pour Le Passager, son premier long métrage, n’est pas une surprise, tant l’univers du film s’inscrit dans une filmographie privilégiant l’intime au spectaculaire.
Thomas est un fantôme. Pourtant, il est bien vivant, lui, alors que son frère, qu’il n’a pas vu depuis des années, est retrouvé mort. Il s’est pendu et Thomas quitte Paris pour Marseille afin d’identifier le corps. Coincé sur place pour régler des questions administratives, il emménage dans un hôtel un peu miteux tenu par une jeune femme qui a partagé la vie du défunt. Sans révéler son identité, il va se lier d’amitié avec elle et son « filleul » et partir sur les traces d’une mystérieuse chanteuse de cabaret qui a, un soir d’été, joué un rôle capital dans sa vie et celle de son frère…
Pour sa première mise en scène (adaptée d’un roman d’Arnaud Cathrine, La Route de Midland), Éric Caravaca frappe fort : là où d’autres se seraient égarés dans le pathos et la caricature nombriliste du film d’auteur torturé, il livre un film violent et sec, dénué de toute vanité et extrêmement rigoureux dans sa volonté d’éviter les pièges d’un genre, le drame familial, sur lequel de nombreux enfants autoproclamés de Pialat se sont cassé les dents et ont usé nos nerfs. À regret, Caravaca s’est attribué le rôle principal (Yann Goven, initialement prévu dans le rôle de Thomas, s’est blessé sur le tournage et Caravaca a dû le remplacer au pied levé) et il est pourtant difficile d’imaginer un autre que lui dans la peau de cet homme dont on pressent, derrière son mutisme, un détachement mû par des blessures que ce voyage viendra rouvrir. Thomas est imperméable au chaos. Le film s’ouvre sur son visage fermé, impassible devant les cris d’un bébé, le sien, que l’on ne verra jamais, pas plus que sa femme d’ailleurs. Thomas déambule dans son appartement parisien gris et froid comme l’image qu’il renvoie. La caméra le suit, colle à sa nuque, à son regard. Il ne se passe rien, même lorsqu’il se retrouve devant le corps éteint de son frère. Thomas fuit : sa famille, le deuil, son grand-père, la maison familiale qu’il a décidé de vider et de vendre.
Pourtant, Thomas veut comprendre. Qui était vraiment son frère ? Qui est cette jeune femme qui pose avec lui, devant un hôtel de Port-La Nouvelle, sur une photo trouvée dans ses affaires personnelles ? Caravaca nous lance subtilement dans la quête de vérité de son héros et fait de son drame intimiste un étrange jeu de pistes aux indices très codifiés (flash-backs oniriques sur un événement traumatique, introduction d’une fascinante chanteuse de cabaret, un personnage éminemment romanesque qu’on jurerait surgie d’un polar). S’ajoute le choix de Thomas de ne pas révéler son identité à Jeanne, la jeune femme de l’hôtel, et à son entourage quand il s’installe sur les lieux. Là encore, Caravaca sème le trouble sur les liens qui unissent Jeanne à Lucas, le jeune garçon qui travaille à ses côtés et qui lui-même est bien différent de ce qu’il prétend être. Ce travail scénaristique autour de l’identité entraîne le film sur un terrain inattendu, quasi lynchien, qui vient se heurter à l’approche plutôt naturaliste de la mise en scène, à l’émotion brute et sans fioritures qui se dégage des décors et des sons (ou plutôt, des silences) de Port-La Nouvelle plongée dans l’hiver. Dans ce contraste entre forme et fond, Le Passager trouve sa voie.
Si le film séduit, c’est aussi parce que Caravaca filme ses personnages avec tendresse. Pas de mépris ni de condescendance pour ces anti-héros abîmés qui se sont résignés à une vie sans surprise. Ce n’est pas la moindre des qualités du réalisateur que de réussir à les faire exister différemment de ce que leurs costumes ou leurs accessoires laissent supposer : en voyant Jeanne/Julie Depardieu dans son chandail trop grand ou Lucas/Vincent Rottiers sur sa mobylette, on peut légitimement redouter un énième tour de piste du cinéma social tendance frères Dardenne… Ce n’est heureusement pas le cas ici. Particulièrement bien dirigés, les acteurs jouent à l’unisson la même partition : retenus et légers, ils construisent des personnages terriblement humains. Entre chronique du quotidien et quête existentielle, Le Passager se creuse une niche à part, sorte de polar familial parfois rude et toujours humble, réflexion sur les familles dont on hérite et celles que l’on se crée, mini road movie où les personnages s’engouffrent dans les sinueux sentiers de leur passé pour mieux faire face à l’avenir. Il révèle surtout un metteur en scène dont on attendra le second long métrage avec impatience.