C’est avec une relative parcimonie que l’on découvre petit à petit en France le cinéma indien « indépendant » des grands studios commerciaux de Bollywood. La faiblesse de cette diffusion et l’intérêt mineur que lui accordent tant la critique que le public ne doivent pas nous empêcher de saluer des initiatives importantes pour le salut d’un cinéma qui peine à survivre dans son propre pays. Avec Le Petit Peintre du Rajasthan, le cinéaste Rajkumar Bhan signe justement un film intensément indien, à la fois onirique et réaliste, où les conflits sociétaux du grand sous-continent surgissent jusque dans l’intimité des familles.
Anirudh vit avec ses parents à Poona, à 90 km de Bombay où son père Aniket travaille. Un jour, celui-ci l’emmène chez sa grand-mère, à Shekhawati, ville désertique du Rajasthan, célèbre pour ses fabuleuses fresques traditionnelles. Anirudh, fasciné, découvre un autre monde, celui d’une Inde irréelle et magique, où les conflits religieux et politiques de Bombay n’ont pas lieu d’être. Apprenant que son grand-père faisait partie des Chejaras, caste de peintres-bâtisseurs qui ont fait la richesse artistique du Rajasthan, le jeune enfant veut suivre sa trace. C’est sans compter sur le refus que lui oppose son père, qui a des projets d’avenir plus « modernes » pour lui…
À travers la relation conflictuelle entre un père et son fils, c’est un tableau plus large que Rajkumar Bhan dépeint : celui d’une société indienne écartelée entre une tradition millénariste et des enjeux économiques internationaux, qui dépassent la traditionnelle opposition jeunes et vieilles générations, mais rejoint par contre celle des villes et des campagnes, encore extrêmement prégnante en Inde. Dans un pays trop immense, qui n’a pas eu le temps de s’adapter aux évolutions rapides de la société mondiale, l’écart se creuse de plus en plus entre les sociétés des mégalopoles, comme celles de Bombay, où l’on vit à l’heure de l’Occident, et les populations de villes plus reculées, où les moyens modernes de communication sont encore largement inconnus. Ce thème est l’un des plus récurrents du cinéma indépendant indien contemporain, avec celui des problèmes religieux ou de la condition féminine, que Rajkumar Bhan évoquait déjà dans son premier court-métrage, Amukh (Le Prologue).
L’incompréhension d’Aniket face à la passion de son fils pour la peinture, au-delà d’une volonté évidente d’un père d’assurer l’avenir de son enfant en cherchant à ce qu’il suive la même voie que lui, est révélatrice du principal problème de l’Inde aujourd’hui : la distension entre des préoccupations complexes à Bombay (chômage, stress au travail, population trop nombreuse, risques d’émeutes), et celles, plus quotidiennes, des habitants de Shekhawati. La tendresse de Rajkumar Khan va bien sûr plutôt à ces derniers, et le cinéaste le marque par des séquences oniriques sublimant la beauté du désert rajastani et de ces peintures éternelles, incarnées par la douceur compréhensive du personnage de la grand-mère. En contrepoint, la foule étouffante de la ville et les scènes terrifiantes d’émeutes à Bombay, pendant lesquelles la famille doit se cacher dans des poubelles, agissent comme un puissant repoussoir. Rajkumar Bhan dénonce aussi par ce biais la vie incolore et terne de la famille citadine, où le père, toujours absent, ne voit jamais son fils, et où la mère silencieuse s’efface progressivement, ne prenant jamais part aux décisions importantes.
Il y a quelque chose d’un peu naïf dans Le Petit Peintre du Rajasthan, sans que cette naïveté soit jamais péjorative. Dans la mise en scène d’abord, extrêmement simple et épurée, peut-être faute de moyens, mais pas seulement. Rajkumar Bhan, dont c’est le premier long-métrage de fiction, colle au plus près de ses personnages et de leur personnalité, sans chercher pourtant à les vider de leur substance par des explications trop rébarbatives. C’est aussi que l’univers est vu à travers les yeux d’un enfant, qui ne comprend pas toujours les réactions des autres et agit uniquement par impulsion, en suivant son instinct et ses émotions. Le monde rêvé dans lequel il choisit de vivre, où la mort n’est pas synonyme d’absence, où l’art est un moyen de perpétuer le souvenir, est un monde sans frontières : il n’est pas nécessaire d’être indien ou fasciné par l’Inde pour y adhérer.