Georges Frêche, on le sait, était un drôle de zigue. Avant de quitter définitivement la scène le 24 octobre 2010, le président de la région Languedoc-Roussillon, qui fut aussi député multi-récidiviste de l’Hérault et maire de Montpellier pendant vingt-sept ans, s’est prêté de bonne grâce à la caméra du documentariste télé Yves Jeuland au cours de sa dernière campagne pour les élections régionales. Sans voix off ni cartons, le film ne se nourrit que des faits et gestes de ce parrain méridional mi-histrion sulfureux mi-crocodile matois, ainsi que des réactions de son entourage politique.
Un homme de spectacle
Honnêtement, il eût fallu y mettre du sien pour rater un film avec un tel personnage, surtout quand celui-ci vous a presque accueilli à bras ouverts, jouant le jeu de la transparence et se renonçant même à exercer un droit de regard sur le film fini. Jusqu’au bout, Georges Frêche aura assumé son rôle d’homme de spectacle, dont ce portrait met bien en évidence l’écart sidérant, presque pathologique, entre les gesticulations publiques et la posture privée : déchaîné jusqu’aux limites de l’acceptable d’un côté, n’hésitant pas à lâcher une larme face caméra sans qu’on sache jamais si on assiste au summum du chiqué ou à un accès de sentimentalisme ; mutique et fermé de l’autre (« éloquente » ouverture du film, où il ne prend la parole qu’au bout de quelques minutes). De quoi faire s’arracher les cheveux de sa « cour », son staff de campagne qui s’escrime à polir son image et à brider ses débordements — visiblement en quête d’une sorte de « pouvoir derrière le trône » — mais dont la tâche n’est pas facilitée par un client décidément insaisissable, aussi facétieux qu’incapable de résister à l’attrait de l’esclandre devant les caméras.
Politique de joueurs de boule
Le personnage et ses compagnons de route véhiculent d’eux-mêmes une vision à la fois comique et atterrante des jeux de la politique, réduits à un lot de rodomontades, de calculs et de semblants de conviction mi-feinte mi-inspirée : où même la fédération socialiste de la région — celle qui a été exclue du PS pour proximité avec un Frêche devenu peu fréquentable — évoque par son ambiance moins un milieu de vie politique qu’une amicale de joueurs de boules combinards. S’il y a évidemment là un aperçu véritable de la médiocrité que cache la solennité des costards-cravates et des phrases médiatisées, l’attention portée par Yves Jeuland à cette représentation seule marque aussi les limites de son approche. Sans intervention vocale, mais par son seul découpage, le réalisateur laisse libre cours aux agissements excentriques de son sujet, à l’effet de décalage qu’il provoque, et maintient cet aperçu du politique dans une perspective locale (celle des petits parrains méridionaux à l’effet un brin folklorique), singulière et finalement réductrice. L’arbre Frêche, ce personnage haut en couleur, cache la forêt des questions et thématiques plus vastes qu’il fait apparaître en filigrane et sur lesquels le film s’interdit de s’attarder.
Des questions à poser
Le politique réel reste finalement le parent pauvre du film de Jeuland, bien en arrière-plan du spectacle donné par « le président » — spectacle à la fois comique et pathétique où un homme seul ou presque assure le show, un peu au détriment du fond. Ainsi, les déclarations de Frêche et de son staff sur son bilan ne sonnent pas creux à cause de ce qu’on connaît de l’homme, mais parce que le film ne leur offre de contrepoint qu’une de ses facéties publiques : on y parle beaucoup de « ce qu’il a fait pour la région », mais de cela on ne verra guère que ses très polémiques « statues des grands hommes ». Une autre de ses déclarations répétées ouvre cependant à une perspective plus large, mais ne l’atteindra jamais. À plusieurs reprises, Frêche se définit comme un « vrai homme de gauche », car « proche du peuple », contrairement à « l’élite du 6e arrondissement de Paris », celle-là même qui l’a exclu de ses rangs. L’affirmation, évidemment bien floue, est à relativiser : de ce « peuple », on ne verra guère que la tranche la plus âgée, celle qui vote pour lui depuis les années 1970. Mais surtout, ces propos soulèvent une question qui eût mérité d’être creusée : qu’est-ce, finalement, que la gauche française aujourd’hui ? Question pas anodine et bien actuelle, surtout en ces temps de gauche traditionnelle peinant plus que jamais à affirmer une identité et d’ « ouverture » sarkozyste prompte à aggraver la confusion. Question que Jeuland ignorera tranquillement, attelé consciencieusement à son sujet de politique-spectacle languedocienne. Le programme du Président n’est pas tout à fait du vent, mais reste quand même léger.