À travers les yeux du militant-activiste Yasser Louati, Joseph Paris entend analyser la fracture identitaire française. Tout au long du film, la caméra suit Louati dans ses itinérances (à Paris, à Nice ou à Calais), captant aussi bien son travail médiatique (sur les plateaux de télévisions internationales) que ses engagements politiques, ses réflexions sur le passé et ses appréhensions pour l’avenir. Paris retrace méticuleusement la montée du racisme et de l’islamophobie en France – rembobinant jusqu’au début des années 1980, au moment des grèves des ouvriers immigrés –, qu’il documente en mêlant des vidéos d’archives (d’émissions télévisées ou de discours politiques) à ses propres captations filmées à partir des attentats de novembre 2015.
La singularité du dispositif réside dans son approche modeste et artisanale : depuis son laboratoire, Paris filme ses propres mains, s’appropriant et manipulant les images des politiciens et des journalistes qu’il imprime sur papier et qu’il gratte, déchire, plie, brûle, raye, jusqu’à leur crever les yeux, en réponse à la violence symbolique qui abonde sur les chaînes de télévision. Il associe les images, les remonte, les détourne à son tour, pour mieux en révéler les lapsus, les amalgames et les contresens qui ont selon lui contribué à la division de la société française, qu’il matérialise par un montage parallèle recourant régulièrement à des split screens. La voix off (déclamée par Logan de Carvalho, mais qui exprime à la première personne les pensées de Paris) décortique avec pédagogie les images, leur composition et leur symbolique, etc., comme Paris le faisait déjà dix années plus tôt pour son premier film Naked War (2014), à propos du mouvement Femen.
Le film construit de la sorte sa contre-narration en donnant la parole à de nombreux chercheurs, historiens, juristes, militants et victimes de violences policières, qui défilent à tour de rôle au centre de l’écran, sur un fond sobrement noir – contrastant avec l’arrière-plan d’une vue en hauteur de Paris aperçue derrière Louati lors d’une énième interview télévisée piégeuse, qu’il désigne lui-même comme une mise en scène trompeuse et illusoire d’un horizon en réalité flou. Mais sa démarche n’est pas sans poser quelques questions. À travers ses gestes, son regard (figuré par quelques vues subjectives) et le texte qu’il fait réciter au narrateur, il impose une forme d’incarnation curieusement flottante. Paris opère en effet un constant va-et-vient entre présence et absence : il délègue (à Louati, aux intervenants, à de Carvalho) tout en rappelant plusieurs fois sa position d’allié extérieur – n’étant lui-même ni victime de racisme, ni confronté aux violences policières. Cette posture, qu’il évoque sans vraiment l’interroger frontalement, révèle les limites de son approche : malgré le « je », les images de ses mains et les gestes forts, le réalisateur semble esquiver la question de sa légitimité à s’emparer d’un sujet qui ne le concerne pas directement. Sa position se fond maladroitement avec une certaine tradition du cinéma militant français dans laquelle s’inscrit le film et qui fait écho au manifeste publié dans le programme d’action de la société du Cinéma du peuple : « Notre but est de faire nous-mêmes nos films, de chercher dans l’histoire, dans la vie de chaque jour, dans les drames du travail, des sujets scéniques qui compenseront heureusement les films orduriers servis chaque soir au public ouvrier […]. De toutes nos forces nous combattrons l’alcool, comme nous combattrons la guerre, le chauvinisme stupide, la morale bourgeoise et inepte ». Derrière ce « nous » militant que Louati appelle de ses vœux lors d’une manifestation, Paris reste dans une position ambiguë, comme s’il peinait à s’inclure totalement dans ce collectif – et par extension, à trouver une place dans son propre film.