Après la Nouvelle Vague asiatique, place à celle du Moyen-Orient. Moins formelle et plus politique, elle compte néanmoins des cinéastes très éclectiques qui bénéficient souvent de financements de l’Union européenne et de la France. Israël a ouvert la voie, grâce au pionnier Amos Gitaï, imité par une ribambelle de jeunes réalisateurs. Ont suivi le Liban – avec Danielle Arbid et Nadine Labaki –, et maintenant la Palestine. Après Elia Suleiman et Hany Abu-Assad, c’est au tour d’Annemarie Jacir d’apporter sa pierre à la construction d’une cinématographie palestinienne. Plus modeste en apparence que ses aînés, elle signe un premier long métrage prometteur, présenté à Cannes cette année, dans la section « Un certain regard ».
Le Sel de la mer est centré autour du personnage de Soraya, une jeune femme américaine qui décide de prendre l’avion pour la Palestine, afin de retrouver le pays de son grand-père, chassé en 1948 lors de l’indépendance d’Israël. Elle y rencontre Emad, un jeune Palestinien, rêvant de partir pour le Canada. Bien qu’ayant des aspirations antagonistes – revenir au pays ou le quitter –, ces deux protagonistes en quête d’un visa, partagent une même soif de liberté. Annemarie Jacir fait preuve d’une réelle empathie pour ses personnages qui tentent, malgré les obstacles, d’aller au bout de leurs rêves. Elle nous offre un film à la fois intimiste, aux personnages forts et attachants et engagé, sans être trop démonstratif. Construit sur un rythme linéaire et serein, il tend à l’épure, allant à l’essentiel.
Les spectateurs un peu trop cartésiens pourront trouver certaines séquences peu crédibles ou excessives : on pense notamment au braquage d’une banque – apparaissant comme la seule solution pour récupérer l’argent du compte du grand-père de Soraya considéré comme perdu car placé avant 1948 –, à la fouille sans fin à l’aéroport qui inaugure le film ou à l’impossible dialogue entre colons israéliens et palestiniens chassés des années auparavant de leur maison. Mais ces scènes, volontairement décalées ou poussées à l’extrême, tranchant avec la tonalité plus réaliste du reste du film, loin d’être gratuites, ont une signification évidente : dans un monde où les hommes sont devenus fous, la vraisemblance est une notion toute relative.
Le Sel de la mer est un beau chant d’amour et de douleur à sa patrie. Profondément mélancolique, il est centré autour de l’idée d’utopie. En arrivant en Palestine, Soraya doit faire face au fossé entre sa vision idéalisée et une réalité forcément moins avenante et ses certitudes s’effondrent, totalement dépassées. Dès le début, on sent que le séjour de Soraya en Palestine va être un parcours semé d’embûches ; la première scène montrant son contrôle, humiliant, à l’arrivée à l’aéroport israélien, met à nu la paranoïa sécuritaire de l’État hébreu. L’univers visuel du film, saturé de check-points, patrouilles de police, tourniquets et murs de séparation, est celui de l’enfermement, de l’empêchement : l’horizon est sans cesse bouché, réduisant les personnages à la survie. La réalisatrice n’aura de cesse de mettre à jour l’absurdité tragique du sort du peuple palestinien de Cisjordanie : parqués à Ramallah et subissant sans arrêt les contrôles répétés de la police israélienne, les personnages étouffent et rêvent d’un ailleurs. Mais cet ailleurs – qui est une promesse d’avenir – se révèle illusoire car inaccessible, toujours barré par une bureaucratie tatillonne, au service de responsables politiques autistes. Le personnage de Soraya, débarqué d’Amérique, affiche une candeur désarmante en arrivant en territoire palestinien, croyant qu’ici aussi, tout est possible. Mais sa détermination farouche ainsi que celle de son ami Emad se changera peu à peu en sentiment de révolte, puis d’impuissance. Puisque l’honnêteté ne paie pas, les deux protagonistes prendront les chemins de traverses, n’hésitant pas à basculer dans l’illégalité : braquer une banque pour faire valoir ses droits, se grimer en Juifs, avec la kippa sur la tête, pour découvrir Israël, la mer – magnifique symbole d’une liberté fuyant les personnages – et échapper à la chasse aux Palestiniens menée par la police israélienne, voilà quelques subterfuges pour s’extraire un instant d’un quotidien étriqué et d’un horizon bouché. Le constat dressé par la réalisatrice est impitoyable : soit on retourne les armes de son adversaire à son profit en perdant un peu au passage de sa dignité et on obtient un moment de liberté, soit on se résigne à vivre comme on peut, au jour le jour, victimes des restrictions et des vexations.
Le film se clôt de manière désenchantée, sur un constat d’échec : Soraya retourne plus vite que prévu aux États-Unis, tandis qu’Emad ne verra sans doute jamais le Canada de ses yeux. Annemarie Jacir sait d’expérience que les happy-ends hollywoodiens sont une chimère inaccessible en Palestine. Ce constat amer est empreint d’une grande poésie qui est aussi pour elle l’élégance du désespoir.