Bach sa vie, son œuvre ? Non, trois fois non ! Le Catalan Pere Portabella se situe à des années-lumière des canons du biopic et signe un film-essai choral somptueux ; une formidable méditation sur le temps, l’art et la culture autour de la figure de Jean-Sébastien Bach. Virtuose sans être inutilement précieux ou pompeux, Le Silence avant Bach propose aux spectateurs une expérience cinématographique envoûtante et pleine de grâce.
Cette année 2008 fut l’occasion de mettre en lumière des réalisateurs espagnols rares et précieux évoluant avec exigence, originalité et sensibilité dans une certaine confidentialité. Ce fut le cas de Victor Erice et José Luis Guerín. La sortie du Silence avant Bach de Pere Portabella participe de ce même mouvement fort bienvenu, notamment parce qu’il permet de ne pas limiter cette production nationale indépendante au « mandarin » Pedro Almodóvar. Aussi parce que ces réalisateurs font sortir ce cinéma d’une « espagnolitude » très réductrice. Pere Portabella n’est en rien une nouvelle coqueluche du cinéma alternatif espagnol ; né en 1929, ce Catalan est plutôt un vieux de la vieille, une figure historique engagée à partir des années 1950 dans l’opposition au franquisme. Auteur d’une douzaine de films entre 1967 et 2004, il fut d’abord le fondateur de la société de production Films 59, dont la Palme d’Or pour Viridiana de Luis Buñuel en 1961 fut le plus haut fait d’armes mais la source de difficultés en raison de l’immense scandale provoqué.
Le cinéma de Pere Portabella est bâti autour de la déconstruction narrative et du brouillage de la frontière entre fiction et documentaire. Obéissant à cette logique dans Le Silence avant Bach, le réalisateur organise un enchâssement de différentes temporalités non linéaires ; il s’agit d’organiser un voyage, ou plutôt une déambulation. Des épisodes de la vie de Bach sont ainsi reconstitués, mais le présent a la part belle tout en passant par le XIXe siècle, lorsque Mendelssohn redécouvre La Passion selon Saint-Matthieu d’une façon tout à fait rocambolesque, puisque la partition servit d’emballage à une pièce de boucherie… Cet éclatement et cette déambulation est aussi spatial puisque l’on évolue entre l’Espagne et bien sûr l’Allemagne sur les traces du compositeur, à Dresde et Leipzig. Le film est aussi polyglotte : hispanophone, italianophone, germanophone. Le temps et l’espace semblent être ici mis à plat sur l’écran. Le cinéaste se donne pour fonction de leur donner corps, profondeur et épaisseur, ceci en organisant une circulation très fluide et déhiérarchisée entre eux, parfois même à l’intérieur d’un même plan : le passé peut faire irruption dans le présent, et inversement.
En vagabondant ainsi au sein de cette matière spatiale et temporelle, autour du centre de gravité que constitue Bach et son œuvre, Pere Portabella tisse de multiples passerelles entre passé et présent, sacré et profane, culture populaire et savante. Il provoque des déplacements incessants de l’un à l’autre. Bach fut un artiste dévot, mais surtout un travailleur acharné et minutieux. On peut considérer que la transmission débute lorsque Jean-Sébastien encadre avec sévérité et bienveillance son fils Christoph-Friedrich au clavecin. « Si tu es honnête, ta musique le sera, et elle sera pleine d’équilibre et de beauté » confie le père et maître. À L’autre bout de cette chaîne, il y a ce routier qui, dans la cabine d’un camion en route vers l’Allemagne, interprète une Suite pour violoncelle à l’harmonica. La culture et l’art, en des flux immatériels figurés par des motifs récurrents (tunnels, routes), ont essaimé l’œuvre de Bach pour en faire de nos jours l’icône d’une culture ayant traversé plus de deux siècles et demi, tout autant élitiste et « légitime » que populaire et grand public. Un cheminement que le film retrace magnifiquement d’une manière elliptique, subjective et fragmentaire, à l’image d’une mémoire en action.
Le Silence avant Bach est tout simplement prodigieux quant à sa matière sonore et visuelle. Les plans ne souffrent jamais de leur durée, le sens du cadre est évident ; épure, rigueur et précision sont toujours de mise. Si on se délecte bien évidemment des pièces de l’immense compositeur qu’est Bach, Pere Portabella est cependant loin de s’arrêter à un habillage sonore de ses images. D’abord parce que la musique jouit d’une constante présentification à l’image ; elle émerge de manière quasiment systématique du champ visuel, le lien de cause (le fait d’actionner un ou des instruments) à effet (la production de sons) est ici toujours tangible, y compris une partition dont le filmage en très gros plan permet de découvrir sa texture pleine d’aspérités. Ensuite, la musique est rendue dans toute sa matérialité, notamment lors de la sublime scène d’ouverture tournée en un long plan séquence (comme tant d’autres) où s’organise un ballet entre la caméra et un piano mécanique jouant l’Aria des Variations Goldberg. Ces deux instances semblent se jauger, l’une domestiquant l’autre. Mais il s’agit avant tout d’un dialogue entre l’appareil et l’instrument. Plus tard, la caméra s’attardera longuement sur les formes tubulaires de l’orgue de Leipzig, une ville où Bach a composé plus de 500 œuvres. Là encore, la matérialité de la musique est comme offerte au spectateur. Ce parti pris, qu’il aurait été impossible de mener à bien sans un travail de prise de son et de mixage admirables, rend l’art du compositeur proche et tangible. De manière puissante et inédite, Pere Portabella donne à voir et à sentir la musique.