Primé en 2006 à Belfort (Grand Prix du Jury et Prix du public) et à Locarno (Grand Prix de la semaine de la critique) pour ce documentaire, Mehdi Sahebi ne prend pas de pincettes et organise un face à face très frontal entre son personnage et sa propre mort. Tourné sans équipe, Le Temps des adieux se veut sans concession, à prendre ou à laisser. C’est aussi l’occasion pour le spectateur de s’interroger sur la représentation du passage de la vie à l’extinction de celle-ci et sur le positionnement moral du cinéaste à cet égard.
Lorsqu’on a connaissance du sujet avant la projection, c’est avec soulagement, d’une certaine manière, que l’on découvre en ouverture la dépouille de Giuseppe Tommasi. Le film est donc ailleurs que dans la dramaturgie du compte à rebours macabre, ainsi désamorcé. Tant mieux se dit-on. Le cercueil pénétrant dans le four crématoire est au plan suivant raccordé au visage du mort, bien vivant, qui émerge de l’eau. Élément aqueux, liquide amniotique, bref ! on aura compris, une nouvelle naissance, par la magie du cinéma, pour ne pas dire une résurrection, mais le terrain christologique est un peu trop incertain.
Il advient que Mehdi Sahebi n’est pas un proche de ce marginal ayant évolué dans les milieux interlopes de la dope zurichoise. C’est, dirait-on, une connaissance, et il apprend par hasard son hospitalisation au Zürcher Lighthouse, une institution de fin de vie ; le corps est miné par la drogue, le SIDA et un cancer. Après des entrevues fructueuses, ils décident, sous l’impulsion du cinéaste, de saisir le processus irréversible, l’un acteur, l’autre enregistreur de celui-ci. Dans sa démarche, Giuseppe Tommasi poursuit la logique assez commune du condamné : revenir au monde et vers les siens, partir en paix et dans la dignité. Après une existence marquée par la marginalité et la rupture avec toute norme sociale, il rebrousse en quelque sorte chemin, tout au moins le tente-t-il. « Mourir en père, pas en junkie ! » lance-t-il. Les quelques scènes avec ses deux enfants, d’un point de vue cinématographique, laissent un goût de superficialité, suscitant ainsi un certain malaise. Pour le reste, le bonhomme a de l’aplomb, une lucidité certaine et une absence de complaisance, c’est certain. Touchante est notamment la scène, vécue dans l’ironie légère, où il consulte le manuel de l’institution qui l’accueille. La mort est un jeu, il suffit de cocher les cases. Inhumation ou incinération ? Avec quels médicaments adoucir la mort ? Celui-là, oui, celui-ci, certainement pas !
Mais revenons à la relation du cinéaste à son objet. Il est évident que la plastique du personnage revêt un intérêt particulier. Un regard noir incandescent, des traits taillés à la serpe : Guiseppe Tommasi est un véritable échappé des plongées pasoliniennes dans les bas-fonds romains, pour ne pas dire Pasolini lui-même. Cette évidente analogie produit sur Mehdi Sahebi une fascination d’ordre esthétique pour son personnage, c’est certainement, au moins pour une part, ce qui le conduit à privilégier le (très) gros plan sur ce faciès. Il faut bien attendre le tiers du film, la scène d’ouverture mise à part, pour découvrir ce corps dans sa totalité, puis immédiatement après, marchant dans la rue. C’est donc une relation très frontale qu’impose le cinéaste aux spectateurs, un face à face avec ce vivant annoncé mort.
Peu à peu se met en branle le dispositif médical d’une mort assistée la moins douloureuse. Et on en vient à se demander si le film et Mehdi Sahebi ne font pas partie de ce dispositif. Giuseppe commente la chance selon lui d’être suivi ainsi par une caméra dans son interruption de vie programmée, il appelle cela « la solution idéale ». D’un point de vue médical, peut être, de celui du malade aussi, cinématographiquement, la chose devient nettement plus discutable. Il est au moins indiscutable que le cinéma offre des moyens de représentation autres que l’explicite forcené et systématique. Une tendance menée jusqu’à son terme puisqu’on a droit à la mort par le menu, contrairement à ce que la première séquence laissait penser et espérer. Il y a juste un peu de désordre dans le défilement des plats. On peut aussi poser ici la question du bien-fondé des effets de dramatisation musicaux.
En cherchant le contact permanent et non la distance, Mehdi Sahebi, qui a tourné sans équipe, l’entretien, l’image et le son étant de sa seule responsabilité, manque l’occasion d’interroger son regard et le nôtre. Aspiré par son propre face à face, il en oublie d’être aussi cinéaste et se borne à n’être que montreur. Bref, des enjeux majeurs émergent de ce qu’il représente et, par le choix d’en faire un acte cinématographique, fait partager, mais en l’occurrence, ils ne sont pas totalement mesurés, encore moins dominés.