Grand nom reconnu de l’animation – Konflikt (1983), La Boxe (1987), Fioritures (Palme d’or du meilleur court métrage au festival de Cannes en 1988) –, Garri Bardine passe au format long avec une adaptation personnelle du conte d’Andersen : une immense réussite.
Le hasard a voulu que celui qui écrit ces lignes sorte d’une projection des aventures d’un célèbre reporter version Steven Spielberg avant de s’aventurer à celle du Vilain Petit Canard de Garri Bardine. Adieu lunettes, performance captures et modelage synthétique : dès les premiers plans du film, il se produit la résurgence d’une forme ancienne avec la fluidité un brin saccadée de la claymation (contraction de « clay », pour argile, et « animation »). L’argile justement, pour ce vilain petit canard – le seul à être fait de matière brute, sans plumage, ni poil – qui n’a pas encore trouvé sa forme et dont l’aspect suscite le rejet de ceux qui s’attachent cruellement à en faire tout sauf un semblable. Fidèlement au conte d’Andersen, le volatile qui voit le jour ne ressemble donc à aucun membre de la basse-cour et doit subir humiliations et moqueries. On dissimule aussi, par orgueil, l’envie que suscite les qualités dont il est doué et qui n’ont vraiment pas cours autour de lui : bonté, courage et talent multiples.
Le Vilain Petit Canard bénéficie d’une réalisation de haute volée, d’une inventivité jamais prise en défaut ; ceci aboutit à une œuvre merveilleuse d’expressivité, d’humour et d’émotion. Les cadres sont d’une exceptionnelle inventivité, citons par exemple cette vue subjective du « vilain », depuis l’œuf dont il s’apprête à sortir, par un orifice où il découvre des yeux qui le scrutent, prélude à la violence de sa confrontation au monde qui ne tarde pas à suivre. Le travail sonore accompagne cette excellence, avec notamment la vertu comique des râles et onomatopées de cette ménagerie. Le Vilain Petit Canard est aussi un film chanté, pour des segments que l’on qualifiera d’assez inégaux. En revanche, l’atout décisif réside dans une mise en scène tout en rythme, et pas n’importe lequel puisque la grande idée consiste à travailler avec la musique de Tchaïkovski – on entend des morceaux de deux pièces : Le Lac des cygnes et Casse-Noisette. Si la matière musicale sert parfois d’accompagnement émotionnel (solitude, mélancolie), elle marche avant tout main dans la main avec le régime visuel, c’est-à-dire de façon chorégraphique, le choix de ces deux ballets emblématiques du compositeur russe n’étant donc en rien une coquetterie. Avec un large éventail de sauts, chutes, courses, petits pas, pointes, voltes, suspensions, ce dialogue régulier entre image, musique et montage confine régulièrement au sublime, comme lors de la scène d’éclosions en série, tout à fait prodigieuse.
Garri Bardine fait émerger de ce récit initiatique cruel une morale humaniste sur l’acceptation de la différence et la découverte de soi au-delà du regard des autres. Il convient cependant de constater que le cinéaste élabore une forme de « russification » du conte, par le biais de Tchaïkovski évidemment, mais il est difficile de ne pas considérer cette (re)lecture comme une charge féroce contre la dérive du « pouvoir ». Si l’on peut songer à Chicken Run de Peter Lord et Nick Park, c’est surtout La Ferme des animaux de George Orwell qui est convoqué, de même que la Russie passée comme actuelle, sans que le propos ne soit également d’une portée universelle. Il demeure que cette basse-cour se présente comme un fortin autarcique où règne un autoritarisme féroce sous la férule d’un coq, lui-même soumis à un dindon omnipotent – dans le jargon poutiniste, on appelle ça « la verticale du pouvoir ». Devant ce guide suprême, on fait défiler les « troupes » au sein d’une grande parade. Déjà magistralement rudoyée dans Konflikt, la chose militaire en reprend ici pour son grade. Tout comme le patriotisme, ridiculisé avec cet étendard – un triangle kaki orné d’un œuf au plat ! – que l’on hisse tous les matins en scandant des chants nationalistes. Cette charge – disons politique – ne vient jamais empiéter la dimension poétique et une merveille d’écriture cinématographique se destinant à tous les âges. À l’époque du 100% synthétique, Le Vilain Petit Canard représente une sorte d’anomalie, il s’érige cependant comme un jalon du cinéma d’animation, un déjà classique.