« T’es pas un frère, t’es un tyran ! », réplique la jeune héroïne à son frère qui veut lui interdire de vivre sa passion pour le théâtre. Autour des crimes d’honneur, Le Voile brûlé de Viviane Candas est un film choc mais dont la rhétorique évite habilement toute forme de pathos.
Une drame contemporain aux accents de tragédie classique – pour sauver l’honneur de sa famille une fille ayant « désobéi » est menacée par son frère – voilà ce que Viviane Candas propose avec Le Voile brûlé où une jeune femme d’origine maghrébine voit ses rêves de théâtre brisés au nom du respect de la tradition. Alors que, encouragée par son professeur, elle interprète tour à tour les héroïnes d’Eschyle et d’Euripide avant de camper le personnage de Schéhérazade, son frère, investi d’une mission de «protection» depuis la mort de leurs parents, réprimande violemment ses choix. Celui-ci ne tardera pas à passer à l’action au moment où, motivé par la peur du « qu’en dira-t-on », il soupçonne sa sœur d’avoir sali l’honneur et la mémoire de la famille.
Reprenant les motifs et les thèmes de la tragédie grecque, jalousie fraternelle, meurtre au sein du clan, peur de l’opinion de la cité (la cité qui prend ici son sens prégnant de groupe autonome), le chœur (la bande du quartier commentant les faits et gestes de la jeune femme incriminée), ainsi que l’inéluctabilité du drame final (même si on se surprend par moment à espérer une fin clémente), le film les transpose au destin tragique de femmes victimes de cette pratique barbare.
En intégrant dans sa trame deux traditions de récits très diverses : l’occidentale avec la tragédie grecque et l’orientale avec les contes des Mille et Une Nuits, le film crée une forme de syncrétisme qui laisse présager un dénouement heureux. Mais malgré le passage de la tragédie au conte, la jeune femme ne parviendra pas, par ses qualités de conteuse, à envouter suffisamment ses interlocuteurs pour sauver sa peau, comme a pu le faire Schéhérazade. Mise en abyme éclairante quant à la position de la femme face à la domination masculine. Par ailleurs, le recours à des œuvres (ou des genres littéraires) emblématiques de l’Occident et de l’Orient est d’autant plus intéressant que chacune comprend la problématique de l’honneur comme moteur de l’intrigue : celle bafouée du mari de Schéhérazade qui veut tuer sa femme pour se venger des adultères commis par ses épouses précédentes et, dans la tragédie grecque, l’honneur du clan à préserver à tout prix.
Bien que le film touche à un sujet suscitant l’émotion et les réactions les plus vives, les choix de mise en scène tendent sans cesse à l’éloigner du sensationnalisme notamment à travers le jeu d’acteur : les comédiens adoptent un phrasé retenu, détaché, proche de la récitation, qui crée un effet de théâtralité annulant toute forme de pathos. Par exemple, lors de la représentation publique de l’un des contes des Mille et Une Nuits, le champ-contrechamp entre le public et l’espace scénique, instaure une dialectique entre ce qui se joue sur scène et la vie de la banlieue. Et c’est bien le public de la pièce de théâtre (les gens de la cité) qui opère un processus cathartique et non pas le spectateur du film pour qui le dispositif de représentation est ostensiblement mis au jour. Cette mise à distance place le spectateur dans une position contemplative, empêchant ainsi une adhésion immédiate qui aurait pour effet de déchaîner les passions. Cette attention particulière à la parole et le travail sur le jeu des comédiens ne lui permet pas de s’immerger dans un flux mais l’invitent plutôt à une réflexion salutaire eu égard à la nature du sujet.