À première vue, Légua, deuxième long-métrage de Filipa Reis et João Miller Guerra, épouse une perspective sociologique : au nord du Portugal, deux femmes de ménages, Ana et Emilia, travaillent dans un manoir déserté par ses maîtres. La mise en scène s’organise selon deux grands principes. D’un côté, l’insistance des gros plans sur les mains témoigne de la ritualisation des gestes domestiques (ce que renforce par ailleurs la structure narrative du film, calquée sur le passage des saisons et des cycles agricoles) ; de l’autre, la durée des plans larges met en exergue le temps dévolu aux différentes tâches accomplies (dépoussiérer les cadres, nettoyer l’argenterie, prendre soin du jardin, secouer les tapis, etc.). Exemplairement, la première séquence consacrée au travail ménager (changer une literie) obéit à cette double logique : étirée sur plus de cinq minutes, la scène passe d’un plan rapproché, dont le resserrement met en évidence la précision d’Ana et d’Emilia, à un plan d’ensemble qui aménage au spectateur un espace privilégié pour observer, en temps réel, la mécanisation de leurs actions. S’il permet de figurer la pénibilité de leur labeur, le systématisme de ce mode opératoire produit cependant vite un sentiment de lassitude, quand bien même le film creuse par ailleurs un sillon quasi bressonnien légèrement plus fécond.
L’influence du cinéaste français transparaît ici notamment dans l’attention accordée aux mains : ces dernières permettent, tout autant que les visages, de dépeindre la vie intérieure des personnages. En atteste cette scène où Emilia, le corps fragilisé par un cancer de la moelle, récure de l’argenterie. Initialement en plan large, le cadre se resserre sur les gestes de la domestique afin de pointer sa maladresse inhabituelle (elle fait chuter un verre). D’abord focalisée sur ses mains, la caméra pivote ensuite légèrement pour fixer son visage, dont les pleurs traduisent la douleur d’être devenue inutile. Éprouvé comme une première déchéance (célibataire, elle a voué son existence à servir ses maîtres), son geste accidentel est filmé de sorte à en redoubler la part funeste : en passant de ses mains à sa figure, le mouvement d’appareil les réunit dans la prise de conscience, tragique, de l’imminence de sa mort (au lieu d’être prise en charge par une maison de retraite, Emilia fait le choix symbolique de se laisser mourir dans le manoir).
Au-delà de la dialectique mains/visages, le film se concentre aussi, avec une inspiration variable, sur la manière dont les gestes des personnages s’articulent les uns avec les autres. C’est par exemple le cas dans la seconde moitié du film, plus frontalement concentrée sur la dégénérescence physique d’Emilia : de moins en moins autonome à mesure que son cancer gagne du terrain, elle devient totalement dépendante d’Ana. De façon assez appuyée, la mise en scène accumule les séquences où le corps d’Ana – ses mains, surtout ! – se substitue à celui de la vieille gouvernante. Avec ces scènes, qui comptent parmi les moins réussies du film, les cinéastes alourdissent le récit en sursignifiant, non sans didactisme, sa dimension morale (la bonté y est présentée comme la valeur cardinale). Alors entièrement arrimée au point de vue d’Ana, la caméra enregistre avec admiration (les plans longs subliment ses gestes) son dévouement et le soin avec lequel elle se tient au chevet d’Emilia. Plus convaincant est en revanche ce raccord situé à la toute fin du film, figurant le passage symbolique de la mort (la main d’Emilia sans vie) vers une vitalité nouvelle (les mains de Mónica, la fille d’Ana) que matérialise par ailleurs le basculement de la mise en scène vers une forme plus fantasmagorique (notamment les nombreuses surimpressions). Arrivant trop tard pour tout à fait changer la donne, l’opération a néanmoins le mérite de sortir le film un bref instant de sa torpeur.