Quelques années après le décès de Leni Riefenstahl, cinéaste et photographe allemande proche du parti nazi et amie d’Adolf Hitler, sept cents cartons d’archives privées – contenant des lettres, manuscrits, enregistrements vocaux, ainsi qu’une vaste collection d’images et de vidéos réalisées par ses proches – sont devenus accessibles au public. Par la fabrication d’un récit foisonnant de sources, qui conjugue le tape-à‑l’œil des shows télévisés à l’hyper-intimité des documents personnels, le documentaire d’Andres Veiel met en lumière tous les griefs que la réalisatrice a niés jusqu’à son dernier souffle (esthétisation du fascisme, affinités avec le régime nazi, etc.). Les archives utilisées sont présentées dès le début du film de manière quasi muséale : minutieusement disposées sur une table blanche, elles sont filmées avec la précision clinique d’une autopsie.
Le schéma dialectique du film traduit le même souci d’organisation : chaque déclaration de la réalisatrice se trouve instantanément contredite dans le montage par le surgissement d’une nouvelle preuve accablante. Les exemples les plus frappants concernent son lien direct avec le régime, comme une lettre enflammée adressée à Hitler, frôlant la déclaration d’amour (« Mon Führer, […] je n’ai cessé de penser à vous ») ou une photo d’eux riant main dans la main, dans une complicité évidente. Si le dispositif peut par endroits sembler simpliste (interviews/mensonges → archives/vérité), le film ne se résume toutefois pas à l’automatisme du « montage procédural » ou à un simple inventaire de nouvelles preuves inédites. De fait, il repose moins sur le dévoilement de documents inédits que sur la manière dont Veiel dépossède Riefenstahl de son pouvoir – celui de créer des images – pour se l’approprier.
Car chaque image d’archive est une preuve à charge. Même les extraits de films (tels que Les Dieux du Stade ou Le Triomphe de la Volonté) semblent seulement convoqués pour souligner leur pouvoir manipulateur. En tant que réalisatrice et accusée, Riefenstahl est doublement créatrice de récits, tant elle réécrit son histoire et l’Histoire dans sa défense. Elle qui a passé sa vie à cadrer la vérité ne paraît pas supporter d’être dépossédée de son image. En témoignent ses nombreuses crises de colère et ordres donnés aux caméras (« Ne filmez pas ça ! »), notamment dans des interviews télévisées ou dans des scènes coupées du documentaire Leni Riefenstahl, le pouvoir des images, qui avait été réalisé avec sa collaboration en 1993.
Les images manipulées par Riefenstahl et celles que Veiel lui oppose font l’objet d’une guerre de pouvoir entre les deux réalisateurs. Par sa profusion de documents hybrides, le documentaire propose ainsi une réflexion ontologique sur le pouvoir mythologisant du cinéma, dont la cinéaste est l’avatar ultime : en mythifiant les corps et le présent, elle possède la capacité théogonique de façonner les dieux. Tour à tour sanctifiée ou démonisée, elle devient elle-même une figure énigmatique et insondable. Si le film essaie initialement de dialoguer avec cette entité, en retournant son pouvoir démiurgique contre elle, cette expérience échoue et ne parvient qu’à illustrer à quel point les images peuvent être fascinantes, sans toutefois percer le mystère de la psychologie de Riefenstahl. Dans des tentatives plus appuyées, à la limite du béhaviorisme, Veiel essaie pourtant vainement de la circonscrire – cf. ces gros plans et ralentis (assez longs et en noir et blanc) sur son visage ou sur ses mains tremblantes lors d’interviews. La force du film réside ailleurs, dans la conscience de ses propres limites : il semble jusqu’à admettre son incapacité à sonder l’esprit de la réalisatrice, en témoigne l’un des fragments les plus énigmatiques du film, qui surgit après la révélation d’un mensonge. Il s’agit d’un gros plan prolongé sur son visage qui fixe la caméra, les yeux brûlés par le feu de l’image, alors qu’un rouge infernal sature violemment l’espace. D’un léger sourire aux lèvres, elle paraît défier le spectateur, comme pour nous rappeler qu’en obtenant de Veiel une résurrection, elle obtient aussi le dernier mot.
Le film laisse ainsi une dernière question en suspens : pourquoi Leni Riefenstahl a‑t-elle gardé toutes ces archives, qui contredisent le discours qu’elle a tenu pendant tant d’années ? Si l’on ne peut émettre que des hypothèses, ce choix a pour conséquence de nourrir l’aura mythique de la cinéaste. Veiel serait alors tombé dans son piège en la rendant immortelle. Par la réalisation d’un documentaire, par la création de nouvelles images, il nourrit le monstre et alimente les rouages de la fabrique des dieux. L’image ne pouvait pas détruire Riefenstahl ; Riefenstahl est l’image. Spectrale, manipulatrice, surpuissante. Fasciste par définition.