Dans une salle de classe désertée par ses professeurs, un groupe d’adolescentes s’adonne à un jeu cruel : se passant de main en main un papier chiffonné à force de lectures, elles tentent de démasquer l’autrice anonyme d’une lettre d’amour destinée à l’une d’entre elles. Entre alors Francesca (Catherine Spaak), jeune fille de 17 ans dont le film va suivre les pérégrinations pendant 24 heures jusqu’à sa « première fois ». Elle se fait la spectatrice des confidences indiscrètes d’une fille de l’assemblée, dont le récit des récents ébats amoureux provoque l’hilarité générale et cette remarque piquante : « si l’on devait perdre son innocence pour si peu, on n’aurait plus le droit d’aller au ciné ». Dans cette scène, située au premier tiers des Adolescentes, l’absence des représentants de l’ordre (hormis un crucifix à peine cadré, surplombant parfois le gynécée) offre au réalisateur Alberto Lattuada une certaine latitude pour donner une vue en coupe de l’adolescence italienne à l’orée des années 1960. Ce faisant, il s’empare d’un sujet sulfureux (l’éveil à la sexualité de jeunes femmes libérées), appelé à devenir la matière presque unique de son cinéma dans la décennie suivante. Reste que si la sociologie de la jeunesse et l’érotisme larvé sont deux dimensions bien présentes dans le film, elles se révèlent somme toute marginales au regard de ce qui en fait le charme et la beauté. À ce titre, il faut plutôt garder de la scène une remarque isolée de Francesca, qui renvoie dos à dos les partisanes de la lubricité (« il faut faire aux hommes ce qu’ils veulent », dit l’une) et celles de la chasteté (« l’amour physique est une saleté », lancera plus tard une autre) : « Je crois qu’il existe une forme d’innocence » qui n’a « rien à voir avec les garçons ». Si portrait générationnel il y a dans Les Adolescentes, il prend donc la forme d’une étude toute en nuances de la psychologie féminine, où les jeunes filles ne sont plus envisagées à l’aune de stéréotypes. Tout au long du film, Francesca navigue ainsi avec aisance entre le désir et la grâce, sans que le mystère qui émane d’elle ne se résorbe dans une catégorie préconçue (la « ragazza » délurée ou la jeune bourgeoise chaste) – ce que soulignent discrètement deux plans où, quittant les appartements de son amant Enrico (Christian Marquand) puis du gigolo Renato (Jean Sorel), l’adolescente marche sur la fine ligne de crête séparant un large pan d’ombre d’une zone inondée de lumière, sans jamais sombrer d’un côté ou de l’autre.
La balade de Francesca
Pour rendre compte des illusions dont se berce son héroïne (le titre original du film, I dolci inganni, signifie « les douces tromperies »), Lattuada fait le choix d’une narration relativement souple. Le très grand soin apporté aux cadrages, qui rappelle qu’avant d’embrasser le néoréalisme, le réalisateur fut l’un des tenants du courant « calligraphiste », se voit ainsi contrebalancé par l’aisance du découpage, constamment indexé sur la trajectoire virevoltante de Francesca. Le film évoque à cet égard, dans une veine plus légère, le cheminement existentiel de Cléo de 5 à 7, à ceci près que l’exploration en temps réel de la ville de Paris laisse ici place à une balade tout en reprises et variations, conférant une forte unité formelle et thématique au parcours de l’héroïne. Cette dernière se voit plusieurs fois mise en valeur le temps d’une scène, notamment lors de trois séquences quasi-muettes à l’ouverture, au mitan et à la clôture du film, où la musique de Piero Piccioni et le Arrivederci d’Umberto Bindi semblent dévoiler ses pensées cachées (son trouble à la suite d’un songe érotique, ses doutes au moment de – peut-être – quitter son amant, son incertitude après avoir perdu sa virginité). De surcroît, la mise en regard des différentes séquences permet de souligner l’impasse sentimentale dans laquelle s’enferme l’adolescente : la symétrie de sa visite chez Enrico et de celle du palais où vit Renato (mêmes discussions sur un canapé, mêmes scènes de ménage) donne un indice sur le devenir possible de sa propre relation amoureuse, fait de jalousie maladive, de chantage sexuel et d’isolement social. De même, lorsque Francesca rejoue avec son frère sa grisante virée en voiture avec une couturière surnommée « la Comtesse » (Milly), où la liberté se conjugue à la vitesse, ce n’est que pour aboutir à un cul-de-sac et au silence furieux de son frangin.
Le film s’avère encore plus remarquable lorsque le désir devient le moteur de séquences envisagées à la manière d’un vaste circuit. C’est notamment le cas lors de l’arrivée chez Enrico, où le découpage figure l’excitation de Francesca grâce un mouvement d’élévation continu : pour atteindre la terrasse surplombant Rome où l’attend son amant, il lui faut ainsi successivement prendre un ascenseur, un escalier en colimaçon, puis monter par deux fois les marches d’un patio. Dans cette configuration, rencontrer un autre personnage constitue une entrave dans le déploiement de la dynamique, comme c’est le cas lorsque Francesca tombe sur la concierge qui freine son avancée en chutant sur les marches. Compte tenu de la suite de la séquence, cette rencontre fait d’ailleurs office de mauvais présage, l’arrivée au « septième ciel » s’avérant des plus décevantes : Enrico s’y trouve lui-même totalement isolé dans sa tour d’ivoire, muré dans le soliloque et séparé de Francesca par les grilles verticales de la balustrade et le cadavre de son chien à leurs pieds. C’est que la relation entre l’homme d’âge mûr (Enrico a 37 ans) et l’adolescente est sans lendemain, en raison des années qui les séparent – ce que ne manque pas de rappeler ce plan subreptice où Francesca, encadrée par la concierge et sa fille, est placée à l’intersection de l’enfance et de la vieillesse, à une place instable et intermédiaire synthétisée par cette expression que lui assènent sans cesse les adultes : « tu as changé ».
Dans ses meilleurs moments, Les Adolescentes donne donc à voir un monde peuplé par des signes préfigurant l’échec annoncé de la relation amoureuse dont rêve son héroïne. Les illusions qu’elle nourrit à son égard consistent à ne pas voir ce qui devrait être vu – qu’il s’agisse d’un étrange tableau arborant des roses fanées dans l’appartement d’Enrico ou l’apparition (plus troublante encore) du visage peint d’une femme infidèle, dans la profondeur de champ, lorsqu’elle s’imagine en ménage avec son amoureux. Tout au long de l’intrigue, les miroirs se présentent au contraire comme des surfaces réfléchissant les marques du temps, mettant à nu les chairs flétries (la première apparition de la Comtesse la montre en train de mirer les rides de son cou) et accentuant un trouble identitaire dont le film va faire son miel. Par deux fois, chez Renato puis à la dernière minute du film, Francesca se trouve devant un miroir : d’abord coupée en deux par un double reflet, son image finit par être séparée complètement de son corps, au moyen d’un lent panoramique. En dépit d’une grande familiarité avec les marottes antonioniennes (errance, désir féminin, questionnement identitaire…), l’inquiétude existentielle qui découle des Adolescentes, renforcée par l’intense regard-caméra final, est traitée avec élégance et originalité : l’aisance du style tout en discrétion de Lattuada, alliée au raffinement et à la précision de sa mise en scène, invitent à redécouvrir les qualités de ce cinéaste rare et précieux.