Projeté à la Cinémathèque française il y a quelques mois, dans le cadre du cycle « Perles noires », Les Amants traqués (Kiss the Blood Off My Hands en VO) fait aujourd’hui l’objet d’une ressortie en salles. Merveilleuse initiative, car si le titre comme son réalisateur sont méconnus, c’est bien d’une perle qu’il s’agit.
Film d’après-guerre par excellence, Les Amants traqués fait se rencontrer, dans une Londres volontiers sordide, deux personnages en état de convalescence psychique. Jane (Joan Fontaine) est une infirmière vivant dans le deuil perpétuel de son fiancé tombé au front. Bill (Burt Lancaster) pénètre un soir dans sa chambre pour échapper aux policiers qui le pourchassent suite à une rixe à laquelle il était mêlé. Ce qui ne devait être qu’une cohabitation forcée entre deux êtres que tout oppose prend pourtant une autre tournure et c’est bien le premier coup de force du film que de rendre lumineuse en un éclair la formation inopinée d’un lien profond entre eux.
Douce et bien élevée, Jane possède surtout une intelligence et une détermination qui font d’elle bien autre chose qu’une vierge effarouchée. Quant à la brutalité effrayante de Bill, elle n’est rien d’autre que l’expression d’une fêlure : le trauma de son séjour en camp de prisonniers durant la guerre. Avec une économie de moyens exemplaire, le film fait muter des antagonismes a priori irréductibles en complémentarité évidente. Ainsi, la fin de la relation, initialement programmée pour le lendemain matin, ne cesse d’être reportée et les deux personnages de se retrouver.
Un jour, Bill attend Jane à la sortie de son lieu de travail et la suit dans le zoo voisin. En résulte une séquence troublante à bien des égards et assez emblématique du film dans son ensemble. Un long plan sur un singe se balançant dans sa cage, venant interrompre la conversation entre Bill et Jane, constitue le signe avant-coureur d’un déraillement qui ne fera que se répéter encore et encore. L’imitation du cri du singe par Bill se présente d’abord comme un instant comique, provoquant en Jane un enchantement manifeste. Mais cette décontraction est immédiatement suivie d’une nouvelle crispation, puisque Bill est soudain sujet à une crise d’angoisse, les cris des animaux en cage faisant écho à son propre emprisonnement. Ce pic de tension, figuré par le jeu éloquent de Lancaster, est à son tour désamorcé : « voulez-vous des cacahuètes ? », demande-t-il.
C’est peut-être par cette façon de naviguer entre des moments d’expressivité maximale, où le réel est sculpté et chargé de sens, et l’évocation presque naturaliste de certains détails par le dialogue ou la mise en scène que Les Amants traqués se distingue particulièrement. Norman Foster sait frustrer le spectateur en se tenant la plupart du temps à distance de ses personnages pourtant si attachants ; les moments où il se rapproche enfin des corps et des sentiments qui les traversent n’en sont que plus émouvants.
L’adresse du réalisateur est au service d’une base scénaristique déjà habilement pensée. Les deux personnages incarnent en quelque sorte deux aspects de l’état post-traumatique dans lequel la Seconde Guerre mondiale a laissé une partie du monde : un état de deuil associé à un besoin compulsif de réparer un mal dont on se sent responsable pour Jane ; l’inclinaison à répéter la violence endurée pour Bill. L’un comme l’autre sont pris dans un schéma répétitif et morbide selon lequel encaisser ou fuir semblent être les seules possibilités. Leur rencontre est l’événement catalyseur par lequel les traumas surenchérissent l’un sur l’autre jusqu’à la contamination.
Cette confrontation productive est aussi celle de deux mondes. Bill, né au Canada, incarne le Nouveau Continent, et Jane l’Ancien. Alors que le Nouveau apprend à l’Ancien à aller de l’avant, l’Ancien incite le Nouveau à prendre les responsabilités que la vie en société impose.