Adaptation du roman de Philippe Claudel (éd. Stock, prix Renaudot 2003), Les Âmes grises d’Yves Angelo dessinent un univers sombre qui nous plonge dans la noirceur des êtres, eux-mêmes entourés de toute la violence et la folie de la Première Guerre mondiale. À partir d’une trame essentiellement policière, le réalisateur illustre la frontière ténue qui existe entre intention meurtrière et passage à l’acte, entre innocence et culpabilité. Une certaine finesse dans l’analyse psychologique qui n’enlève pas au film ses lenteurs et une surenchère tragique qui nuit à son propos.
Hiver 1917 dans une ville du nord-est de la France. La guerre bat son plein, mais on n’en perçoit que les rangées de soldats qui défilent et le bruit des canons qui résonnent en permanence dans le lointain. Placé délibérément en arrière-plan, le contexte historique n’en instille pas moins une atmosphère de violence latente prête à exploser à tout moment. Car c’est bien de la violence qu’il s’agit ici, mais celle qui surgit du quotidien, du monde civil. En effet, un meurtre a eu lieu, celui de la fillette de Bourrache l’aubergiste, surnommée à juste titre « Belle de jour », retrouvée dans le canal après avoir été étranglée. L’enquête fait entrer en scène le policier et narrateur (Denis Podalydès), le procureur Destinat (Jean-Pierre Marielle) dont le château jouxte le lieu du crime et le juge Mierck (Jacques Villeret), qui est chargé de l’affaire. Après la première scène qui place le film sous l’égide funèbre de ce crime, un flash-back revient quelques mois en arrière lors de l’arrivée de la nouvelle institutrice Lysia (Marina Hands) dont la beauté va perturber la solitude morne et grise du procureur Destinat…
Loin d’être le récit linéaire d’une enquête policière, le scénario écrit par Philippe Claudel avant même la sortie de son propre livre, s’intéresse à la complexité des personnages qui paraissent en permanence prêts à basculer dans la brutalité et la folie. Ainsi, le procureur Destinat, véritable statue de désespérance, figé dans une vie désuète et effroyablement monotone, incarne tout le paradoxe de cette limite flottante entre le bien et le mal. Ainsi explique-t-il froidement à l’accusé au cours d’une de ses plaidoiries : « C’est votre semblable que vous avez assassiné, c’est-à-dire celui qui est fait à notre image. C’est un homme. C’est vous-même. » Comme s’il s’adressait à lui-même, ces paroles font étrangement écho à l’ambiguïté qui nimbe l’ensemble du personnage, que l’on voit triturer un ruban de soie, puis le lacet qui a soi-disant servi de corde à l’institutrice pour se pendre. Aucune vérité n’est finalement dévoilée, seul reste le doute sur la possible culpabilité du procureur dans la mort des deux jeunes filles. Et c’est là l’un des intérêts principaux de l’histoire dont la fin reste éminemment ouverte à toutes les interrogations.
De même, les relations de haine entretenues par Destinat et le juge Mierck, personnage odieux et répugnant s’il en est, apporte de l’épaisseur à la trame du film. Tels des ennemis héréditaires, les deux hommes s’affrontent mais, comme l’illustre la parabole du guépard racontée par Mierck, la victoire finale du juge réside justement dans le seul fait d’avoir pu faire tomber le procureur et de ne pas l’avoir fait. Au contraire même, il le protège en occultant des témoins et des preuves comme s’il ne pouvait en aucun cas détruire une personne appartenant au même monde que lui.
Toutefois, cette relative finesse dans la construction des relations entre les personnages n’occulte pas un certain nombre de lourdeurs qui rendent certaines figures bien trop caricaturales. Ainsi le juge Miercx, dernier rôle de Jacques Villeret, représente sans aucune nuance le mal absolu, à l’image de cette scène où il se fait apporter des « œufs moulés, mais bien plus que des œufs, des petits mondes » alors que gît à ses pieds le cadavre de la fillette. De même, l’épisode de l’interrogatoire des deux déserteurs où il en fait des tonnes dans son mépris pour des êtres qu’il considère comme des « excréments » de la société. Il est d’ailleurs flanqué à cette occasion d’un juge militaire, pantin suffisant, qui prend des poses affectées et ridicules en fumant son cigarillo.
À une telle vision réductrice des représentants judiciaires s’ajoute un manque de rythme général, créant une lenteur qui n’apporte rien au sens ni à l’atmosphère du film. Si les silences sont utilisés d’une façon pertinente notamment pour illustrer l’impossible communication entre Destinat et Lysia et rehausser ainsi le poids des regards échangés, l’absence de dynamique au cœur de chaque plan génère ennui et platitude. On aurait aimé par exemple qu’une scène comme celle de la seule confrontation directe entre Mierck et Destinat lors du buffet de départ de ce dernier, soit beaucoup plus développée. Le procureur lance en effet au juge : « Je ne vous aime pas, Mierck. Je ne vous ai jamais aimé », et la scène s’achève aussitôt comme tronquée, totalement hors contexte.
Silence et lenteur contrastent fortement avec les divers excès de violence qui ponctuent le film, représentant ainsi l’envahissement progressif de la folie chez l’ensemble des personnages. Si l’esprit du livre de Philippe Claudel semble là respecté, il manque un liant et une souplesse dans l’enchaînement dramatique qui aurait peut-être permis de rompre l’effet de surenchère tragique des événements. En effet, même le policier-narrateur, dont la voix off incarne la seule once de normalité et de lucidité qui perdure dans ce monde de déraison violente, semble lui aussi basculer. À cet égard, la dernière image du film paraît pour le moins sibylline. Alors que la scène est explicite dans le livre où le policier tue son enfant parce qu’il lui rappelle trop sa femme morte en couches, Yves Angelo a choisit de clore son film sur un plan serré du bébé, bras ouverts, dans l’attente d’une réponse à ses cris. À chacun d’imaginer la réaction du père. Mais cette dernière image est un juste reflet des Âmes grises, dont ne ressort du scénario riche et de l’ambiance fantomatique, qu’un film monolithique et noir auquel manquent toutes les nuances de gris augurées par le titre.