Les autorités turques refusent encore aujourd’hui de s’exprimer sur le génocide arménien. Au-delà de cette non-reconnaissance de la planification du massacre, l’usage du mot par un ressortissant turc est passible de poursuites judiciaires, notamment s’il est relayé par la presse. Faute de témoignages libres, il est de ce fait encore difficile de retracer clairement le déroulement des événements. Arnaud Khayadjanian n’a pour lui qu’un récit familial sur lequel planent de nombreuses zones d’ombres : celle de la fuite de son arrière-grand-père sauvé de la mort par un paysan turc, et de sa rencontre avec son arrière-grand-mère. Il se rend en Anatolie pour tenter de compléter leurs histoires, sans pour autant parvenir à briser un silence désormais profondément inscrit dans l’histoire de tout un peuple.
Funambule
Dans de longs plans sans coupe, le jeune réalisateur attend patiemment des réponses, qui, la plupart du temps, ne viendront jamais. On ne sait visiblement pas quoi dire à ce descendant d’Arménien tout droit débarqué de Paris. Mais si le film ne prend pas la tournure voulue, la mise en image de cent ans de non-dits est troublante. La légèreté des rencontres se fracasse sur le thème interdit, et seule l’affabilité du réalisateur semble apaiser ses hôtes des tourments d’un passé impossible à évoquer face caméra.
D’une rencontre à une autre, Arnaud Khayadjanian apparaît lui-même dans le cadre, marchant le long des routes d’Anatolie un tableau sous le bras. Le Bon Samaritain, de Morot, représente un homme en soutenant un autre, inconscient et visiblement blessé, porté par un âne. Il soumettra cette image évocatrice aux personnes rencontrées afin de provoquer une réaction, cherchant à les faire parler des « justes », ceux qui ont aidé les Arméniens. Ce dispositif de mise en scène quelque peu poussif ne se révèle pas bien fertile, si ce n’est, encore une fois, par les réactions que le tableau ne provoque justement pas. Comment évoquer les héros se dressant contre des événements qui n’ont officiellement pas vraiment existé ? Les personnes rencontrées ne cherchent pas à cacher la vérité, elles semblent plutôt avoir pris l’habitude de ne pas l’évoquer, quand elles ne remettent tout simplement pas en question tout ce qui a pu être dit sur ce terrible chapitre de l’histoire de leur pays.
La peur du vide
Ce silence trouve un écho dans les grandes landes désertées que le réalisateur traverse. Leur beauté froide semble s’étendre à l’infini, comme si les dits chemins arides ne menaient absolument nulle part. Ce qui se voulait un récit de dévoilement au fil d’une enquête familiale se transforme un processus de deuil. Les paysages ne sont plus là que comme lieux de recueillement. Il n’y a plus rien à y trouver ou presque : quelques ruines, et le réconfort d’une femme qui remarque à quel point ses grands-parents lui ressemblent, à elle qui est turque. Au son, ces longues marches sont accompagnées de témoignages recueillis auprès des membres de sa famille. Finalement, les informations concernant l’histoire de son grand-père auront été obtenues en France, et non pas sur place. Or même ces récits perdent de leur précision au fil du film, et se transforment en différentes variations de mêmes événements.
Plutôt que d’embrasser ce processus de deuil, le réalisateur tente malgré tout de créer des réponses coûte que coûte. Il ne trouve jamais vraiment son film, mais une émotion naît de ce combat perdu d’avance, pour ne pas laisser disparaître ce qui pourrait encore être raconté. Le documentariste finira tout de même par accepter de contempler le gouffre qui s’étend devant lui, alors qu’il se penche au dessus du canyon dans lequel son arrière grand père aurait dû être précipité. Si l’Histoire s’accommode plutôt mal des absences, le cinéma, lui, sait s’en contenter. En filmant tout simplement le tableau posé au milieu d’un paysage, Arnaud Khayadjanian comble les manques de son histoire familiale par un recours à l’imaginaire. Peut-être que le pouvoir de ces chemins arides était de permettre à celui qui les parcourt de vaincre sa peur du vide.