Sergueï Paradjanov, cet Arménien que Patrick Cazals nomme « le Falstaff caucasien », réalisa avec Les Chevaux de feu une œuvre majeure et devint ainsi le chef de file d’un cinéma qui se voulait novateur, figuratif, à la recherche d’une nouvelle esthétique qui fascine encore aujourd’hui. Ce film le fit connaitre internationalement. Il obtint de nombreuses récompenses, et la critique (sauf celle de l’ex-URSS) le découvrait et l’acclamait. Une œuvre à (re)découvrir.
L’histoire de ce cinéaste surprend et fascine : son impétuosité, sa volonté, son courage, sa révolte, son insoumission contre un système corrompu. Il nous faut avant tout parler un peu de l’homme pour mieux comprendre l’importance du cinéma à ses yeux, mieux cerner sa valeur et ses qualités intrinsèques. Avec ce film, en 1965, Sergueï Paradjanov rompt avec les codes du cinéma réaliste et socialiste de l’époque. Ce « clown triste de la Perestroïka », comme il aime s’appeler, a longtemps été harcelé par le régime en vigueur, passant un grand nombre d’années derrière les barreaux, suspecté d’anti-soviétisme, victime de calomnies, de diffamations, envoyé dans des camps de redressements au « régime sévère ». Beaucoup vont le défendre. Et rien ne va l’empêcher d’aimer courageusement le cinéma, de vouloir en vivre, tout en revendiquant sa liberté. Il prend parti contre le pouvoir en place, soutient les intellectuels de son pays, signe des pétitions adressées à la Troïka. À 64 ans, seulement, il peut sortir de l’ex-URSS pour présenter un de ses courts-métrages à Rotterdam. La vie de faste commence, mais déjà un brin de folie et un souffle de maladie viennent ternir son image. Ne fallait-il pas être un peu fou aussi, pour rentrer dans sa fière demeure de Tbilissi et remarquer tous ses collages, cette multitude d’objets étranges qui se chevauchaient et se retrouvaient dans ses films. Il ne faut pourtant pas oublier que ce charmant provocateur a vu sa première femme assassinée par sa propre famille, et surtout que, pendant quinze ans, le régime soviétique l’a empêché de toucher à une caméra : on ne devient pas fou sans raisons.
L’idée de ce film émane des studios d’Aleksandr Dovjenko à Kiev, qui proposent au réalisateur une adaptation d’une des nouvelles de l’auteur Mikhaïl Kotsioubinski : Les Ombres des ancêtres oubliés. C’est à Jabie, dans les Carpates orientales que se tourne le film, en étroite collaboration avec les Goutzouls, tribu montagnarde. L’histoire relève d’un Shakespeare russe. La tragédie d’un amour impossible, celui de Roméo et Juliette, ici devenus, Ivan et Maritchka. Leurs familles respectives se détestent. Mais eux s’aiment, dans l’interdit et la mort.
La technique « Paradjanov »
Le film se divise en douze chapitres (ou mois), précédés d’un court texte, séparés par des intertitres aux caractères rouges sur fond noir. Sauf le dernier, où « Piété » figure inscrit avec des lettres blanches. Ce rouge, nous le retrouvons dans tout le film. Elle sera la couleur des chevaux, des fondus, des vêtements, de la nature, de la neige, d’un parapluie, des branches d’arbres. Un rouge fauve comme un rappel de la mort, du feu, du sang, métaphore de la cruauté du destin. La vie n’accordera aucun cadeau à ces jeunes amoureux. Ivan perd son père. Puis, la raison, quand sa belle mourra pour sauver une brebis égarée. Depuis, il ne les lâchera plus ses brebis, toujours là à les étreindre, les bercer en attendant le retour de la promise, de l’être aimé. Il la retrouve dans ses rêves oniriques, l’espère le jour du réveillon pendant que sa femme se désespère d’un jour avoir un enfant et enfin siéger dans le cœur de son mari. En vain, ses bras se tourneront vers le sorcier du village.
Une chose surprend dans ce film, les expressions des visages. Ils grimacent tous, peu se parlent, ils communiquent dans une danse du crabe. Sans arriver à se croiser, ni se toucher. Pour montrer l’émotion des personnages à l’écran, la nature servira de témoin. Quand Marichka pleure la pluie tombe. Quand Ivan meurt, les arbres se retrouvent dénudés de leurs feuilles, dans cette forêt qui rayonnait tant au temps de leur amour. Et du feu, il ne reste que des cendres.
Les images frôlent l’obsession à force de répétition, elles s’enchaînent, frénétiquement, comme dans les scènes de rituels, de danses, de chants. La mobilité de la caméra sert à habituer l’œil du spectateur au tableau qui se déroule sous ses yeux. Les paysages sont balayés à une vitesse vertigineuse, ne laissent pas le temps de la description. Les contreplongées abondent, donne tant aux arbres une dimension effrayante qu’une grandeur à nos héros. Sergueï Paradjanov nous invite progressivement à rentrer dans son univers, à tourbillonner ensemble, dans une même euphorie dionysiaque, surréaliste, ponctuée par une musique étrange, où des cors à trombe signalent à tue-tête un événement dramatique et ce son vient s’échelonner dans les plans suivants, comme un terrible et angoissant écho de la mort.
La caméra joue plusieurs rôles, devient notre complice. Quand une grave nouvelle arrive, la caméra s’avance, fiévreuse, rapide, comme un personnage qui court apprendre une nouvelle : un zoom violent en avant. Elle peut autant devenir actrice quand le père de Maritchka assassine d’un coup de bartka (hache) son rival, le père d’Ivan. De ce coup violent surgit à l’écran une longue coulée de sang. En surimpression arrivent les chevaux de feu. L’incroyable Youriï Illienko, chef opérateur du film, s’en explique ainsi : « Ce plan viré d’un rouge sombre des chevaux sautant un fossé, c’est bien moi qui l’ai imaginé. Paradjanov trouvait cette idée stupide… Il faisait froid, j’ai acheté quatre bouteilles de vodka, saoulé un jockey, creusé une tranchée et je me suis déplacé avec ma caméra. Les chevaux ne voulaient pas sauter ! Finalement, tard dans la journée, ils se sont décidés… J’ai pris ensuite une poire à lavement pleine de peinture rouge et je l’ai vidée sur l’objectif. »
Un véritable tableau
Les décors rivalisent de couleurs, les costumes séduisent avec leurs accents surannées, les images défilent comme des tableaux. Sergueï Paradjanov avoue avoir puisé dans des palettes aux influences baroques et avoir demandé des conseils à un vieux peintre carpathe, Feder Manaïlo : « J’avais toujours été attiré par la peinture et je me suis habitué à considérer chaque cadre cinématographique comme un tableau indépendant. » déclarait-il dans un entretien. Mais surtout, ce génie des couleurs provient de l’admirable travail de Youriï Illienko.
« À présent, Les Chevaux de feu représente pour moi un monde qu’il est indispensable d’abandonner » déclara-t-il, en 1966. Dans ce monde, la religion veille au grain, comme la mort, présente dès la première scène. Les scènes sabbatiques tournent en rond, à 360°, comme les scènes d’amour entre Ivan et Maritchka. L’une effraie, l’autre émeut. Les hommes portent leur croix, seuls, dans l’ignorance de tous. Finalement, Ivan se diabolise, car « le diable est en chacun de nous », nous a‑t-on dit, un peu plus tôt. Alors, malgré nous, dans ce monde, pourquoi vouloir abandonner une œuvre inclassable, sortie tout droit d’un tendre cauchemar ?