George Clooney en spécialiste black ops au service de l’armée des États-Unis alors que fait rage la guerre en Irak : serions-nous en présence de Syriana 2 ? Loin de là. Avec aux commandes Grant Heslov, un complice de l’équipe « provocatrice » de George Clooney (Good Night, and Good Luck, Intolérable cruauté), Les Chèvres… lorgnent volontiers du côté des frères Coen pour tisser un récit mêlant gentille subversion, comédie débridée et narration récit parfois chaotique. De là à retrouver l’ambition et la rigueur de Syriana et Good Night…, il y a un grand pas, qu’on se gardera bien de franchir.
Rendons hommage aux traducteurs du titre original : The Men Who Stare at Goats, traduit plus littéralement par les soins de votre serviteur ci-dessus, devient assez judicieusement Les Chèvres du Pentagone – après tout, l’ambition affichée par la brochette de têtes d’affiche hallucinante du film et par son discret réalisateur débutant est manifestement de donner avant tout dans la comédie. Et, de ce point de vue, rendons à César ce qui lui appartient : l’histoire incroyable de la division parapsychologique de l’armée américaine, fondée par un ex-officier traumatisé par le Viêt-Nam, est fertile en gags réjouissants et absurdes. C’est qu’on rit beaucoup dans Les Chèvres… : suivant les traces d’un journaliste raté (McGregor) décidé à se prouver à lui-même – et accessoirement à son épouse qui l’a quitté – sa valeur dans les sables brûlants d’un Irak en guerre, le film nous fait donc découvrir une division officieuse, financée par le Pentagone, spécialiste des tactiques alternatives de combat (hypnotisme, invisibilité, destruction des nuages par la pensée, capacité à rendre les adversaires gentils…). Passablement ahuri face aux rodomontades alignées par un de ces prétendus soldats d’élite « réactivé » pour intervenir en Irak (Clooney), le journaliste conserve un scepticisme de bon aloi, tandis que tout le monde semble vouloir jouer le jeu du Don Quichotte de l’U.S. Army. Évidemment, c’est le prétexte à un nombre conséquent de scènes d’un burlesque affirmé, doublées d’évocations historiques de la création de l’unité par un Jeff Bridges hippie sous acide et tout content de cabotiner à mort.
Alors, on est là pour rire, on rit, normal. Grant Heslov, artisan appliqué, pose le postulat dès le départ : l’incipit du film nous incite à considérer que « il y a plus de choses vraies dans ce film que ce que vous croyez » – la mécanique narrative reposera donc entièrement sur la dichotomie entre l’incrédulité et le sourire entendu suscité par l’idée – et si ça c’était vrai… ? Aligner les scènes plus ou moins grotesques, plus ou moins burlesques, avec ce postulat affirmé marche tout seul, et, avouons-le, marche bien. C’est lorsque, insensiblement, le récit perd de son côté purement farceur pour tenter de susciter l’émotion, la nostalgie, voire d’être subversif que le bât blesse. Car l’évocation des années 1970, pendant lesquelles aurait été fondée la division parapsychologique, tend à vouloir évoquer un âge d’or perdu, de ces temps où des soldats « différents » voulaient se battre « pacifiquement », et « pour la paix » – et portaient le nom de « Jedi ». L’idée est séduisante, l’uchronie souriante distillée par un montage bien démonstratif, tout autant que peut l’être la mise en scène appliquée de Heslov, principalement préoccupé de délivrer la suite de son histoire avec un minimum de chichis, avec un minimum d’implication artistique, également.
On a l’ironie qu’on peut – ou bien, celle que nous offre l’époque. En 1970, Altman lance à la face d’une Amérique traumatisée par le Viêt-Nam M.A.S.H., une farce provocatrice, audacieuse et férocement ironique. Aujourd’hui, en comparaison, le récit gentil de Grant Heslov fait bien pâle figure. Déterminé à rester dans un conte rose bonbon, le réalisateur ne saisira ainsi jamais l’opportunité de douter de ses protagonistes : plutôt que de peindre le portrait d’idéalistes contraints de devenir fous pour vivre leur utopie, il prend le parti de valider l’illusion, ôtant du même coup tout héroïsme, tout potentiel subversif aux idéaux grandioses de ses « jedi de la paix ». Sorte de récit-symptôme d’une subversion devenue institutionnelle et creuse, les Chèvres du Pentagone aligne les gueules outrées, tout droit sorties d’une copie de Coen – puisqu’un récit burlesque et un peu surréaliste ne se peut, semble-t-il, faire que sous l’égide des réalisateurs de The Big Lebowski – sans le talent du duo pour les mettre en valeur. Jamais le film ne va réellement considérer l’utopie burlesque qu’il dépeint : à ne pas vouloir analyser les contradictions de son sujet, Les Chèvres… lui ôtent toute importance. L’épilogue, donnant proprement dans une poésie premier degré choupinette mais sans intérêt, désavoue tout le courage qu’il aura fallu à Terry Gilliam pour décrire l’échappatoire qu’on peut trouver dans la folie, et le prix que coûte cette fuite, dans Brazil. Dénoncer la guerre, le bellicisme, les multiples délits d’initiés économiques qui accompagnent les conflits actuels, montrer les cicatrices laissées chez les individus, militaires comme civils ; tout cela, par le biais de la comédie onirique : soit. Mais la satire, l’ironie sont des disciplines qui demandent à la fois audace, talent et intégrité. Et un film paresseux et repu comme Les Chèvres du Pentagone est bien loin de remplir ce cahier des charges.