Un nouveau film sur la Seconde Guerre mondiale ? Sujet et contexte toujours difficile à porter à l’écran, les camps de concentration ne sont ici ni un prétexte à la fable ou à l’esthétisation ni une simple toile de fond dramatique. Stefan Ruzowitzky a le grand mérite d’utiliser avec justesse un scénario très original tiré des mémoires d’Adolf Burger, tout en mettant en scène les tremblements de la conscience. Il réussit ainsi à raconter une histoire sans plomber ni être plombé par les difficultés du contexte historique.
Un homme étrange, possédant en tout et pour tout une valise remplie de billets verts, passe l’été 1944 à l’hôtel de Paris de Monte-Carlo. Le visage est glabre, et le bras marqué par un numéro qu’ont seuls les survivants de l’enfer des camps de concentration et d’extermination de l’Allemagne nazie. Voici un film qui ne dénonce rien et ne cherche pas simplement à illustrer par l’image, à montrer un parallèle entre le conflit extérieur d’un monde de tranchées, et le conflit intérieur d’un homme aux aventures étonnantes malgré tout. C’est en jouant sur la chronologie de Salomon que Stefan Ruzowitzky nous présente son personnage : car c’est avant tout son Salomon, être vivant par l’illégalité et tombant dans l’inhumain, que tout est défini. C’est par lui que le réalisateur donne et développe son idée de la tension historique. Ni violons ni sanglots. On remonte donc rapidement en 1936, à Berlin, alors qu’un certain Salomon Sorowitsch, « profiteurs de guerre » malgré lui : le premier intérêt du film est donc ce personnage de Juif errant entre amour du travail bien fait et moralité, incarné de plus par un superbe comédien, Karl Markovics, qui n’avait jusqu’alors que brillé dans des séries télévisées de seconde voire de troisième zone.
Salomon est une sorte de génie de la fausse monnaie, répliquant à l’identique toutes sortes de billets : tombé dans les camps à cause de son talent de faussaire, utile au régime nazi, il va s’en sortir grâce à lui. Stefan Ruzowitzky, et c’est son plus grand mérite, sort immédiatement du classicisme historique qui aurait consister à penser un sujet sans sa mise en forme, à croire en la simple valeur d’une histoire plongée dans des temps douloureux. Pour reprendre la célèbre formule de Godard, « le travelling est une affaire de morale ». Il ne faut pas s’attendre ici à une quelconque grandiloquence : il est encore aujourd’hui (peut-être surtout aujourd’hui) de retranscrire cinématographiquement une époque aussi absolue dans l’horreur, bien plus encore lorsque l’on choisit un certain réalisme. Les Faussaires n’est ni un film de genre, ni une fable morale, ni une adaptation historique. Les dialogues, assez rares, ne sont là ni pour expliquer une situation ni pour souligner l’état d’esprit des prisonniers. C’est d’ailleurs dans les chuchotements, les secrets, la dissimulation que les faussaires ont vécu, ont survécu, et que la narration avance. Comme si, faisant écho à l’obligatoire discrétion des déportés dans un camp, le réalisateur donnait à ses personnages une pudeur qu’il a lui-même face à son sujet.
L’atmosphère et le « propos » du film sont également retranscrits par l’opposition et le rapprochement des espaces : luxueux à Monte-Carlo, grisâtres et brumeux dans les camps, quasiment flous pour le Berlin d’avant-guerre, ces espaces sont pourtant toujours circonscrits, restreints, cloisonnants. Salomon se débat en permanence dans une prison, métaphorique ou matérielle, mais occupe son territoire. Il y a évidemment l’idée de l’instabilité et du doute constant qui s’en dégage : l’instabilité est d’une part humaine, c’est celle de Salomon et de ses « co-privilégiés » détenus dans un baraquement en dehors du camp de concentration ordinaires. Il faut savoir se distinguer par n’importe quel moyen dans un monde fondé uniquement sur la différenciation et la hiérarchisation. D’autre part, l’instabilité est aussi philosophique : Salomon n’hésite pas à s’en sortir, mais c’est dans la conclusion du film qu’il achèvera son propre portrait, montrant ainsi que l’amour du travail bien fait et la volonté de survivre ne sort pas sans encombre, sans reniement, des camps de la mort.
Comment faire passer à l’écran le conflit de conscience, en soi-même et entre les différents déportés, certains communistes, d’autres attentistes ? C’est en oscillant entre un réalisme brut et un certain onirisme donné par un grain d’image très curieux, très brumeux, que Stefan Ruzowitzky présente un film sans pathos ou invraisemblance. Il signe un film dramatique extrêmement intéressant à tous points de vue, et parvient à faire ressentir visuellement et l’horreur de l’inhumain, et l’incapacité à croire encore, dans ces cas extrêmes, au bien-fondé de la société.