Un père et sa fille en vacances. Une île suédoise. Le soleil du mois d’août pour deux semaines à deux. Enfin, à quatre… Par une erreur de réservation, Albert (Jean-Pierre Darroussin) et Jeanne (Anaïs Demoustier) vont en effet devoir cohabiter avec leur logeuse, Annika, et l’amie française de celle-ci, Christine. Tandis qu’Albert, bibliothécaire un brin psychorigide, rêve de légendes vikings, Jeanne, 17 ans, se languit d’amour. Si les trésors enfouis sur l’archipel ne livreront pas leurs secrets, chacun des personnages sera amené à extraire de lui-même des ressources cachées. Pour grandir un peu plus et (s’)aimer un peu mieux. Premier long métrage d’une Franco-Suédoise, Les Grandes Personnes a la charmante saveur d’un fjord ensoleillé : exotique tout en étant familier. C’est, disons, un film-iceberg : lisse et lumineux en surface, imprévisible et d’une beauté sombre par endroits.
Centrale dans le film d’Anna Novion, la relation père-fille jouée par Jean-Pierre Darroussin et Anaïs Demoustier est on ne peut plus convaincante. Comme s’ils avaient été déterminés à vivre un jour à l’écran ces liens de sang. Il faut dire que leurs deux rôles respectifs semblent avoir été taillés pour eux. Le personnage du père, Albert, ce bibliothécaire employée à la BNF passionné de mythologie viking, maussade et tendre à la fois, va comme un gant à Darroussin. Alors que l’acteur incarne parfaitement ce type de physionomie bougonne et coincée, au tempérament râleur agrémenté de répliques très « père morale », il a su s’emparer avec justesse du versant plus doux du personnage. Surprotecteur avec sa fille – comme en témoigne son obsession pour leur trousse de premiers soins, Albert excelle aussi dans l’art de la culpabiliser, soit pour son léger manque de jugeote (« En quelle année, la chute du Mur, hein, Jeanne ? La chute du Mur, en quelle année ?») soit pour son manque de reconnaissance à son égard. Mais cet « illuminé » cache aussi sous ses silences et sa maladresse une sensibilité certaine. Ému par la poésie viking, il sera également réceptif au charme de l’une de leurs hôtesses. C’est également cette sensibilité souterraine qui transpirera de son visage en détresse filmé en gros plan au cœur d’une nuit plombée par un ciel d’encre. Perdu au beau milieu des îlots, sans doute comprend-il là l’importance de son amour pour Jeanne, cette jeune fille fragile et complexée malgré son joli visage.
Mais qui est-elle au juste, cette timide au « regard abyssal » ? Bien qu’Albert ait le mérite de planifier seul leur vie de famille, il manque manifestement de tact pour permettre à l’adolescente de s’épanouir pleinement. N’est-il pas même dans un certain rejet du corporel, du féminin ? Lui qui balaye méthodiquement de son détecteur à métaux les sols rocheux de l’île, se refuse en effet à voir la sensualité de Jeanne, à discerner ses failles. Persuadée qu’elle « ne sai[t] rien faire », Jeanne a effectivement du mal à s’affirmer. Dans l’intimité de sa chambre, elle se plait à inventer des dialogues amoureux face au miroir. Épiant Christine de sa fenêtre, elle imite ses gestes d’aérobic comme en recherche d’un modèle (maternel) où puiser de l’inspiration pour se sentir davantage femme. Mais lorsqu’elle croit en la possibilité d’une vraie relation avec le beau gosse blond local (Björn Gustafsson), qu’elle enfreint les règles le temps d’une nuit, se faisant presque violence pour être enfin dans la séduction, ses illusions ne tardent pas à se briser. Blessée de voir son bellâtre en embrasser une autre lors d’un feu de camp, la rage au ventre, elle se laisse peloter sans mot par un autre gamin au français sommaire et pas franchement sobre.
Est-ce ça grandir, entrer presque malgré soi dans l’ère de l’innocence perdue ? Se résigner ? S’abîmer au contact du réel ? Oui, mais pas seulement. C’est aussi apprendre à se venger (« Enculé ! », crie-t-elle le lendemain en brisant les phares d’un moped). Ou encore comprendre que l’on mérite mieux, même si c’est douloureux, comme l’illustre Christine à l’issue de sa rupture téléphonique avec un amant-artiste peu disponible pour elle.
Si Les Grandes Personnes pourrait se laisser tranquillement regarder, il mérite pourtant toute notre attention, pour sa justesse émotionnelle – souvent permise par de longs plans, mais aussi la qualité de ses dialogues, ou la poésie visuelle qui s’en dégage. Les variations météorologiques qui ponctuent le film épousent à perfection les transformations intérieures des personnages. Les horizons clairs et ensoleillés du début, les intérieurs gris-bleu, laissent peu à peu place à une nature plus sauvage, presque hostile, baignée d’une atmosphère de plus en plus nocturne, quasi menaçante. On regrettera pourtant le manque d’intensité des intrigues secondaires qui peinent à réellement nous toucher. Exemple : la relation d’Annika avec Per, cet homme marié au charisme égal à celui de Steve McQueen – que Jeanne rebaptise avec drôlerie « Steve McCain », comme elle confond d’ailleurs « nuitée » avec « unité ».
Et puisqu’il est question d’Anaïs Demoustier, avouons qu’il nous tarde de la voir mûrir dans d’autres films. Peut-être dans des rôles moins évidents. Pourquoi pas, à contre-emploi. Sublime dans le tout dernier plan du film, son visage lumineux est en tout cas la promesse d’une grande actrice en devenir.