Au moment où le régime de Pékin s’impose en Janus diplomatique, écrasant le Tibet d’un talon de fer alors qu’il tente de garder bonne figure à l’approche des Jeux Olympiques, on serait enclin à croire que la création artistique en Chine serait à la botte du pouvoir. Surprise : il semblerait qu’au contraire, il subsiste une réelle liberté créatrice pour un réalisateur chinois, malgré l’absence de l’aval du pouvoir. Témoin le nouveau film de Liu Bingjian, parabole transparente sur le capitalisme chinois, à travers un instant de vie d’une jeune fille perdue. Ambitieux et séduisant, s’il n’est pas totalement réussi.
Madame Wang, jeune chanteuse sans le sou obligée de vendre des DVD pirates sous le manteau – à proprement parler – entretient son mari, alcoolique et joueur, jusqu’au jour où celui-ci se voit infliger une peine de prison. Autant soulagée que désemparée, la jeune femme tente de recueillir l’argent pour la libération de son mari, et retourne dans sa ville natale. Là, elle va renouer ses relations avec une ancienne flamme, qui dirige une entreprise de pompes funèbres, et devenir pleureuse professionnelle. Mais bientôt, les mœurs jugées scandaleuses de la jeune femme, qui a repris une relation avec son ancien amant, font éclater les hypocrisies autour d’elle…
Hypocrisies, sous entendus, non dits et sentiments fabriqués : acide portrait des rapports humains que celui dépeint par Liu Bingjian dans ce nouveau film. Car il y a quelque chose des personnages menteurs et mesquins de Guy de Maupassant dans les protagonistes des Larmes de madame Wang : l’argent caviarde tout, depuis les sentiments de douleurs face à la mort mimés par l’héroïne; son amour pour son mari – devenu habituel, de façade; la gentillesse peinte des voisines commères; l’amour retrouvé avec l’amant, qui n’est finalement que du désir; la jalousie de la femme trompée qui ne se soucie vraiment que de son image sociale… Devant cet inventaire à la Prévert de sentiments faux et de morales de façade, on est, à la lecture comme dans le film, saisit par une nausée qui n’est finalement pas dupe de la véracité du propos. Rien ne viendra sauver les protagonistes des Larmes de madame Wang, sinon la catharsis finale de la personnage principale – catharsis que partagera un spectateur épuisé de mesquineries et de bassesses pourtant tellement crédibles.
Les protagonistes du film – et leurs atermoiements moraux – sont au centre du scénario comme au centre physique du film. L’humain est omniprésent chez Liu Bingjian, qui ne s’autorise que peu voire pas de plans qui n’intègre pas ses acteurs. La ville en déliquescence, au diapason des rapports humains dont elle est le théâtre, n’est pourtant jamais qu’un fond, écrasé à l’écran par l’omniprésence de personnages aux mouvements envahissants, tels les simagrées théâtrale de madame Wang. Mais si l’on y parle beaucoup, qu’on y calcule énormément, que l’on bouge pour exister, le vide menace toujours. Les soubresauts physiques, les sentiments fabriqués, l’omniprésence de l’argent, puissance intangible et éphémère s’il en est, ne cachent-ils pas finalement la peur du vide, l’absence de spiritualité et de sincérité qui, pour Liu Bingjian, caractérise les rapports humains?
Liu Bingjian le souligne dans sa note d’intention : il est finalement assez simple de produire un film indépendant de l’aval de l’autorité en Chine – pourvu que l’on ait avec soi une équipe et des soutiens dévoués. Ce fut le cas de la réalisatrice pour ce film, et force est de s’en rendre compte : le ton est bien libre dans Les Larmes de Madame Wang, libre notamment d’affronter en face les censeurs de l’Empire du Milieu, et ce alors que la sortie du film en France coïncide avec le boycott de l’actrice de Lust, Caution, Tang Wei, pour les scènes de nus dans lesquelles elle a joué, et certainement pour le contenu politique du film d’Ang Lee. Dans les deux cas, il y a fort à parier que ces deux aspects des Larmes de madame Wang déplaisent aux censeurs chinois, puisque le sexe y est complaisamment dépeint, entouré, sous-tendu par le même vide qui menace et entoure les protagonistes. Mais c’est peut-être ce vide même qui se révélera le plus gênant : cette course à l’argent – puisque c’est finalement de cela qu’il s’agit – acquis au prix de la sincérité des rapports humains, et de la dignité, qui laisse la malheureuse madame Wang plus seule, plus vide et plus détruite qu’elle ne l’a jamais été au sortir du film; cette course à l’argent n’est elle pas symbolique d’une Chine tendant avec férocité vers une économie de marché qui ne manquera pas de laisser nombre de victimes sur le bas-côté? Pour imparfait qu’il soit – notamment par le jeu de ses deux acteurs principaux, tous deux amateurs, ce qui est parfois évident –, le dernier film de Liu Bingjian soulève avec audace des questions sur la Chine d’aujourd’hui, qu’il n’est certainement pas vain de se poser.