Présenté à la «Semaine de la Critique» en 2009, Les Murmures du vent est l’un des rares films irakiens parvenu jusqu’à nous ces dernières années. Évocation du génocide kurde ordonné par le régime de Saddam Hussein en 1988, qui aboutit à l’extermination de 180 000 civils, le film semble répondre à une double exigence : offrir une représentation quasi documentaire d’un contexte historique que la fiction vient ici transcender et, interrogeant les traces à peine visibles du passé, mettre en place pour l’avenir un dispositif actif contre l’oubli. Sorte de « conte moral » qui n’évite pas tous les écueils du genre, Les Murmures du vent relève tout de même son défi intrinsèque : faire du geste cinématographique un geste résolument performatif, contre l’oubli, contre l’aveuglement, contre la mort.
En choisissant de tourner en territoire kurde à la frontière de l’Irak et de l’Iran, Shahram Alidi, dont c’est le premier long métrage de fiction, ne s’est pas épargné les difficultés. Difficultés techniques, dans des endroits privés d’électricité ; difficultés pour obtenir les autorisations, sur une terre sans unité territoriale, et donc sans système propre ; difficultés enfin lors de la sortie du film, entravée par les autorités en place. Dans le contexte historique du génocide kurde de 1988, Les Murmures du vent raconte l’histoire (fictive) de Mam Baldar, un postier pas comme les autres, qui sillonne les montagnes muni d’un magnétophone, portant d’une vallée à l’autre des messages enregistrés sur cassettes. Tourné avec des acteurs non professionnels (exception faite des deux comédiens qui jouent Mam Baldar et sa femme), le film manifeste à la fois une certaine rugosité formelle et, aux points d’intrusion d’une fiction presque fantasque au cœur du documentaire, d’un vrai souffle épique qui permet au récit d’éviter le misérabilisme, faisant de l’œuvre un acte proprement militant. Joignant le geste à la parole, Shahram Alidi met ainsi en place un dispositif où le son enregistré, puis retransmis, devient le lieu ultime de l’immortalité, de la survivance dans un territoire déserté de ses habitants.
Les Murmures du vent est donc avant tout, comme son titre l’indique, un film sur le son. Car dans l’histoire de Mam Baldar, tout bascule lorsqu’un commandant des partisans lui demande d’aller enregistrer les premiers pleurs de son enfant, sur le point de naître. Remontant à la source du Verbe, le film avance alors, à rebours de l’horreur, vers le son encore inarticulé comme vers l’espoir d’une renaissance, renaissance d’un pays, et renaissance d’un cinéma. À la faveur d’une séquence de torture presque hallucinogène où la victime, aveugle, est enchaînée à un arbre auquel sont pendues des dizaines de radios diffusant dans toutes les langues, les voix mêlées au vent, dernier refuge d’une liberté qui résiste, prennent une valeur presque mystique, retour à une langue unique qui fait songer à la Tour de Babel, retour enfin aux origines de l’humanité.
Théâtre impassible des événements, la nature semble quant à elle se fondre aux vivants et aux morts en un tout organique. Par l’intermédiaire du son et d’un anthropomorphisme des éléments que suggérait déjà le titre, le cinéaste suggère en effet une force unificatrice qui vient en réponse à un récit qui frôle parfois l’absurde, suggérant une pérennité des choses les plus fugaces, inscrites à jamais au creux des montagnes environnantes. Scrutant des lieux désolés, étendues désertes ou village pillés, Shahram Alidi filme ainsi la surface sensible au cœur duquel les corps et les rêves des morts se seraient fondus, disparaissant dans un anonymat dont il s’agit ici de les sauver.
À l’horreur de la guerre, toujours présente dans le hors-champ et d’autant plus bouleversante, le réalisateur oppose un mode de représentation métaphorique qui mène parfois le récit sur les chemins d’un surréalisme hallucinogène. Ainsi cette séquence où des dizaines de femmes, rassemblées sur un plateau au creux des montagnes, parlent toutes ensemble, pleurent, crient, pour disparaître peu à peu, se fondant dans le décor, laissant bientôt place à des amas de pierres. C’est malheureusement dans ce versant parabolique que le récit peine toutefois à convaincre totalement. Çà et là, Shahram Alidi semble convoquer le cinéma de Kiarostami, dans sa manière de travailler avec le hors champ, d’user massivement des allégories ou encore de jouer d’une hybridation documentaire/fiction, toutes choses qui donnent par instants aux Murmures du vent les airs d’une fable un peu scolaire. Reste un geste cinématographique (réinvestir le champ du cinéma et les béances de l’Histoire par l’intermédiaire du son) qui confère au film une originalité de traitement très appréciable, et quelques séquences d’une beauté presque visionnaire.