La collusion entre le quatrième pouvoir et l’État fait, depuis quelque temps et à bon droit, couler beaucoup d’images. Après les fanfaronnades gonflées et auto-centrées de Pierre Carles, voici un pamphlet moins agaçant sur les rapports serrés qu’entretiennent les médias avec les relais politiques et financiers de l’Hexagone : et si l’on reconnaît une certaine malice à l’objet et une capacité de problématisation totalement absente dans les œuvres de confrères bourdieusiens comme Carles, force est de constater que Les Nouveaux Chiens de garde tombent souvent dans les mêmes travers du simplisme idéologique, appuyé par les petits jeux de montage ironique qui ne donnent qu’une importance très restreinte à l’analyse.
Les Nouveaux Chiens de garde partent de deux pré-supposés intéressants : l’actualité, tout d’abord, du fameux essai de Paul Nizan qui critiquait déjà en 1932 la révérence à sa propre classe d’une élite philosophique coupée des faits sociaux basiques. S’ouvrant sur quelques mots du journaliste de l’ORTF Pierre Desgraupes, le film pose non seulement le principe d’une intelligentsia qui reproduit son identité, son appartenance sociale et politique, mais également l’idée, fort légitime, du remplacement depuis les années 1980, des intellectuels et penseurs classiques par les médiateurs, journalistes, producteurs et patrons de presse. Ce faisant, Les Nouveaux Chiens de garde se propose d’explorer les trois piliers du monde médiatique (et, pour ce qui le concerne, essentiellement télévisuel) censés sauvegarder le XXIe siècle des travers de la feue ORTF : l’indépendance, l’objectivité et le pluralisme. Il est loin le temps où Peyrefitte faisait la promotion des programmes de la première chaîne organisés par le ministère de l’Information ? Pas si loin, donc.
Rendons tout d’abord hommage à plusieurs choix des réalisateurs : pour étayer leurs argumentations, ils ne font pas seulement appel à leur « bon » sens et leur humour. Ils ont délibérément choisi la pluralité des sources, sonores, audiovisuelles, et des intervenants, journalistes (avec une préférence pour France 3 tout de même) et chercheurs (dont Frédéric Lordon, malgré tout). Mais, très rapidement, Gilles Balbastre et Yannick Kergoat ne résistent pas à la tentation du son scandaleux, de l’image choc ou du montage plus ironique, biaisé et simplet qu’analytique. Dès la première partie, centrée sur une critique de l’indépendance de médias qui appartiennent à de grands groupes, proches ou non du pouvoir, mais nécessairement liés à leurs intérêts, apparaît une voix off lancinante, des témoignages trop courts, trop coupés, une dramatisation des sources effective et l’idée, récurrente chez les pamphlétaires, qu’il vaut mieux être cinglant que rationnel. La matière ne manque pourtant pas, et le spectateur moderne, évidemment prêt à croire qu’on le manipule et qu’on lui ment, ne peut que se délecter des images montrant Arlette Chabot embrassant Charles Pasqua comme du bon pain ou celles démontrant la faiblesse des questions de Laurent Joffrin, visiblement paralysé par son interlocuteur : Jacques Chirac.
Les sources, effectivement, se révèlent d’elles-mêmes, et font état d’une connivence entre les médias et les forces gouvernantes que personne ne songerait à nier intégralement. Mais on ne fait pas n’importe quoi avec de telles sources, et on ne peut se contenter d’une utilisation simplement illustrative de ces dernières. Le postulat de départ (« toutes les têtes d’affiche sont corrompues ») est tentant, mais rares au cours de ces deux petites heures sont les exemples précis du fléchissement pratique des lignes éditoriales. Lorsque la construction du réacteur nucléaire de Flamanville est ralentie par un accident, TF1, propriété de Bouygues, décide de ne pas en parler. Mais toute évidente qu’elle soit, la censure ou l’auto-censure des journalistes du groupe n’est pas réellement prouvée. L’évidence, en matière d’argumentation, reste faible. Curieuse aussi parfois est la deuxième partie sur l’objectivité, centrée, quant à elle, sur la hiérarchisation de l’information en temps de crise et sur la critique de la « pensée unique économique » que développent les médias. Le film confond « dépolitisation » et « mutations politiques » : on comprend rapidement que, pour les auteurs, la nouvelle politisation ne va pas dans le bon sens et on serait tenté de les suivre tant le petit écran, depuis plusieurs années, s’est fait le relais des « experts » agrémentés qui siègent pour beaucoup dans les comités directeurs des grands groupes français ou sont leurs consultants.
Mais on revient finalement au problème que pose le film militant, qui ne donne jamais la parole à l’ennemi, qui évoque trop rapidement les problèmes structurels et se contente d’y voir une lutte de classes modernes. Pourquoi pas ? Mais comment, en ces termes, servir de contre-pouvoir ? Plus le film avance, plus le montage est rapide, serré, faits de coupes et d’entretiens menés et développés, finalement, par leurs propres « experts ». Au cours de cette démonstration, reste d’ailleurs un grand absent : le public. Celui que l’on ne nomme pas, celui que, de part et d’autre, on considère comme le manipulé incapable de se défendre et de penser les problèmes que posent l’indépendance et l’objectivité de la presse. Quels sont les effets précis de ses liaisons dangereuses sur les lignes éditoriales ? Quelles sont aussi leurs réception et leur impact sur les non-sociologues, le public, certes, mais également les journalistes en marge ? Si les connivences ou les réseaux clientélistes sont établis avec plus de virulence que de force, on ne peut que regretter l’absence de mise en perspective sociale qui mène à un constat peut-être cruel : les critiques du clientélisme semblent être elles-mêmes enfermées dans leur propre réseau, leur propre pré-supposé, et se contentent de trop peu en termes d’argumentation. Les Nouveaux Chiens de garde sortent parfois des travers d’un pamphlet trop obsédé par ses trucages formels et idéologiques, mais le compte n’y est pas tout à fait.