Comment appréhender la danse quand on n’a jamais été familier des entrechats, ou même, plus simplement, de son corps en mouvement avec d’autres ? Avec la danse de Pina Bausch, qui va bien plus loin qu’une chorégraphie : c’est le pari qu’elle fait en remontant sa pièce Kontakthof avec de jeunes amateurs. Des premières répétitions à la représentation finale, les réalisateurs suivent avec bonheur l’évolution de ces adolescents dans cette aventure peu commune.
Joy glisse, mal assurée, un peu déséquilibrée, sur la scène de la salle de répétition, si frêle et si belle. Joy perdue dans la danse, « cette terre inconnue » comme elle l’avoue, qui « perd le mouvement », comme lui dit Jo Ann Endicott. Il y a trente ans, Jo tenait le rôle titre de la création de Pina Bausch, Kontakthof. Aujourd’hui répétitrice, elle guide Joy et une quarantaine de jeunes gens pour remonter cette pièce. Kontakthof, littéralement « cour de contacts », fut créée en 1978 par l’immense et géniale chorégraphe allemande. Reprise dans le monde entier, elle fut remontée par sa créatrice en 2000 avec des protagonistes de plus de soixante-cinq ans. En 2007, elle la recrée, cette fois-ci avec des adolescents. Des danseurs singuliers, âgés de quatorze à dix-huit ans, tous originaires de Wuppertal, la ville où Pina Bausch monta sa compagnie en 1973. Tous issus de milieux différents, ces jeunes gens n’avaient, pour la plupart, jamais dansé. Le film est l’histoire de leur rencontre avec la danse, mais va bien au-delà.
Les Rêves dansants suit tout à la fois l’histoire du montage de la pièce, de répétitions en répétitions jusqu’à la première, mais s’intéresse aussi à l’écho de cette aventure artistique dans la vie des jeunes danseurs. Leur évolution – dans la danse et dans la vie — faite de doutes, d’enthousiasmes, d’émotions, fournit la matière d’un documentaire très réussi. Aux commandes du film, Anne Linsel, qui suit Pina Bausch depuis son installation au Tanztheater de Wuppertal. Une habituée, et une fidèle donc. Aux commandes de ces Rêves dansants avec Rainer Hoffmann, elle fait le choix d’une caméra très proche des corps. Le cadrage suit l’évolution des danseurs, posé et tranquille dans les moments d’hésitation, de tâtonnement, pour se faire plus « voltigeant » pour accompagner les tournoiements enfin maîtrisés. On a la sensation de vivre la naissance du mouvement avec les jeunes filles et les jeunes hommes. On suit ainsi Kim, ses joues de l’enfance, son regard qu’elle parvient à rendre mutin et son rire grave qu’elle a du mal à faire sortir, courant à travers la pièce, main dans la main avec Jo. Ou encore Maria qui dévoile une épaule, fait glisser sa robe, timide, émouvante et impliquée, ses yeux fuyant de part et d’autre.
À les voir, une question – à laquelle ils répondent – jalonne le film : à quoi sert la danse ? Dans l’esprit de Pina Bausch, certainement pas à tourner en rond, à se jeter à terre et à enchaîner les mouvements insignifiants. Prêtresse du « théâtre dansé », elle savait comme personne mettre en scène les corps, les visages, l’être dansant, pour aborder les rapports entre les hommes et les femmes, la séduction, la violence, et, plus largement, la communication humaine. Cette matière première du travail de la chorégraphe allemande déborde ici de la scène. Anne Linsel et Rainer Hoffmann insèrent aux scènes de répétition de courtes interviews des adolescents : « La pièce a un rapport avec mon vécu » dit l’un. « La danse de Pina Bausch ce n’est ni masculin ni féminin » s’enthousiasme un autre. Un troisième espère faire un jour « pareil dans la vie, embrasser une fille de cette façon ! » Dans Kontakthof, les corps se cherchent, se cajolent, se consolent, se déshabillent. Une chorégraphie de la séduction et de l’amour a priori difficilement abordable pour de jeunes amateurs au seuil de leur vie amoureuse. Ici, les sentiments dansent. Cette transfiguration des hésitations et des expériences amoureuses en mouvement vaut toutes les paroles. Du coup, les réalisateurs auraient presque pu se passer des entretiens avec les jeunes gens.
En les faisant danser « dans les pas de Pina Bausch », c’est tout un nouveau langage qui s’ouvre à eux. Les Rêves dansants est l’histoire d’une transmission, ponctuée par les sourires et la joie de Pina Bausch qui les accompagne à plusieurs étapes de la création, dernières images de la chorégraphe, quelques mois avant sa mort. De sa pièce, elle disait : « Kontakthof est un lieu où l’on se rencontre pour lier des contacts. Se montrer. Se défendre. Avec ses peurs. Avec ses ardeurs. Déceptions. Désespoirs. Premières expériences. Premières tentatives. De la tendresse, et de ce qu’elle peut faire naître. » Vers la fin du film, une jeune fille, solidement ancrée dans le sol, lance un cri d’oiseau vers le ciel. Son élan et celui des autres jeunes danseurs est un moment de grâce, un hommage à Pina Bausch, filmé simplement en toute humilité.