Que le dernier film – à sortir sur les écrans – du prolixe réalisateur Jean-Michel Carré s’évertue à nous présenter une thèse, voilà qui est indéniable. Cela n’implique pas pour autant qu’il traite son sujet. Encore moins qu’il le traite – comme on peut légitimement l’attendre d’un documentaire – par les moyens du cinéma.
On pourrait résumer ainsi la thèse, qui se répète plus qu’elle ne se construit, des Travailleu®s du sexe : la prostitution artisanale, « à l’ancienne », librement pratiquée et consentie, représente l’un des derniers échanges à échelle humaine, l’un des derniers services de proximité, au sein de nos sociétés marchandes. Une sorte d’enclave de résistance face au business galopant du sexe (qui s’organise désormais en supermarchés), à l’industrie pornographique et au proxénétisme. Cette thèse – a priori plutôt intéressante – se cache sous les atours hypocrites d’une question qui fait mine de ne pas y toucher, du genre : « mais, pourquoi tant de haine ? » Comment se fait-il que, dans une société où prétendument le sexe se démocratise, à l’heure d’un libéralisme pleinement assumé, gagnant sans cesse du terrain sur la pudibonderie et désentravant ses sujets-consommateurs, la prostitution indépendante subit-elle encore les pressions des pouvoirs publics ? Pourquoi est-elle toujours l’objet d’une telle stigmatisation ? Le film, construit sur un montage d’entretiens avec prostituées et prostitués en tous genres, mais aussi avec des clients (deux, plus précisément), a – on s’en doute – plusieurs réponses toutes faites à nous apporter.
La première, la plus évidente, de nature économique, sous-entend qu’il s’agit d’une guerre de monopole. À l’image de ce qui s’est déjà produit dans la plupart des secteurs, les forces se déplacent en faveur d’une concentration. Les gros, les industriels du plaisir, veulent régner et régner partout, surtout là où on est censé les mépriser : les miettes d’un espace public, d’une hygiène publique, que pouvait encore représenter une certaine forme de prostitution (les personnages du film ne cessent de se comparer à des assistantes sociales, à vanter leurs qualités d’écoute). La seconde, la plus connue, est ce refrain bien connu selon lequel la prostitution, choisie ou non, serait le lieu d’une mise à nu, non seulement des corps privés, mais aussi des rapports sociaux, dont elle afficherait impudiquement la vérité (tandis que le reste de la société travaille à son escamotage). C’est la vieille puissance subversive de la prostitution. La troisième, plus étonnante car plus symbolique, tient à ceci que si la femme mariée représente le summum de l’intégration (bourgeoise) au système (dans la mesure où les femmes, dans une société plus ou moins patriarcale, n’en demeurent pas moins une minorité), la prostituée indépendante en serait alors la critique virulente, un violent refus de se plier à ses règles d’asservissement. Ainsi, la prostituée connaît, comprend et soigne la solitude absolue, la mélancolie du désir masculin (ce que la femme mariée a tendance à castrer). D’où la haine des femmes officielles – le Système – envers ces officieuses. Les trois disent la même chose : dans un monde capitaliste, la prostitution de soi est la racine commune de tous les échanges. Que les prostituées énoncent clairement cet état de fait à travers une activité inendiguable, voilà qui la rend insupportable. Et le film de militer pour la réglementation de cette activité.
Les Travailleu®ses du sexe est bâti sur deux types de plans : les témoignages et les illustrations. Les premiers s’appliquent paresseusement à articuler un discours (celui qui soutient la thèse du film), en organisant dans son sens la parole de plusieurs intervenants, tous très mal filmés. C’est-à-dire sous forme de personnages-troncs, prisonniers d’un intérieur, de leur intérieur, isolés les uns des autres. Des tristes petites cellules indépendantes. Comme Carré organise les discours dans le sens de sa thèse (qu’il partage avec ses personnages), il les charcute, les morcelle, n’en retient que des punchlines efficaces ou tout ce qui peut servir de slogan selon les lois de la publicité (pire : de la communication). On se croirait parfois face à un concours d’éloquence, une quête de bonne vieille gouaille gauloise qui emporte les suffrages, du bon mot qui résume tout (et réduit tout). On ne peut, dès lors, s’empêcher de penser que Carré a choisi ses intervenants plus pour leur performance à l’image que pour leur expérience propre ou la valeur de leur témoignage. Même le milieu de la prostitution a ses hiérarchies, ses classes, celles à qui on laisse la parole parce qu’elles « présentent bien » et les autres, qui se taisent. Or, on ne peut pas non plus s’empêcher de penser, lorsqu’on regarde le film, que la revendication d’une classe – celles qui « choisissent », pas forcément les plus défavorisées – ne recoupe pas toujours celles d’en-dessous, celles qui ne choisissent pas, étonnement absentes du film. Quant aux illustrations, elles sont d’une nature si misérable qu’on hésiterait presque à en parler. Disons qu’elles bouchent les temps morts : elles marquent une pause dans le discours ou montrent – bêtement – ce dont on parle déjà. Elles anticipent l’ennui du spectateur (curieux : pour l’anticiper, il faut le présupposer…). Elles « habillent ». Pour un sujet sur la prostitution, c’est bien le comble que de craindre la nudité.
Alors certes, ce film porte bien une thèse mais est tristement dépourvu d’images. Ici, l’image fait du remplissage. Elle occupe le temps de parole, le temps d’un discours qui ne perdrait pas grand-chose à se dérouler tout seul. Pour les besoins de sa thèse (et au détriment de son sujet), Carré n’hésite pas à laisser beaucoup de choses de côté. On aurait aimé, en effet, entendre la parole de clients qui ne soient pas forcément des laudateurs convaincus de la prostitution. On aurait aimé entendre un peu l’ennemi, le clan d’en face, celui qui a honte et n’ose pas poser un œil sur celles qu’il appelle « les putes ». Le film ne risque pas grand-chose à isoler les défenseurs de sa cause sur un terrain où elle est déjà acquise. On aurait aimé que Jean-Michel Carré ne fasse pas l’économie de nous montrer, à l’image, ce qu’est un rapport tarifé, ni celle de s’affronter à la pornographie — qui n’est rien moins que l’horizon esthétique de son sujet. Bref, on attendait de Jean-Michel Carré qu’il filme quelque chose, qu’il se serve de sa caméra et de ses micros, qu’il en assemble les résultats, plutôt que de nous resservir la fade soupe télé du « sujet de société ».
Dommage que Jean-Michel Carré sacrifie le cinéma à la soutenance de sa thèse, bien scolaire. À vouloir seulement la « communiquer » au téléspectateur lambda (qu’on imagine toujours plus bête et moins pervers qu’il ne l’est vraiment), Jean-Michel Carré se montre sous le vilain jour du proxénète de ses propres images. Il les veut gagneuses et les fait tapiner sur le trottoir de France Télévisions. Ce contre-sens impardonnable sape toute sa crédibilité.