En Russie, le pouvoir a créé des écoles militaires où de jeunes enfants de dix ans apprennent à manier les armes et à détester les « terroristes » tchétchènes, tandis qu’à quelques centaines de kilomètres de là, à Grozny ou en Ingouchie, des enfants du même âge doivent vivre sous la menace constante des bombardements. Voici un sujet tellement délicat qu’il se retourne contre le documentaire lui-même : devant une guerre sans âme, Pirjo Honkasalo fait un film sans âme.
Depuis le déclenchement de la première guerre tchétchène en 1990, l’Europe n’a fait que détourner les yeux. En assimilant progressivement la résistance de ce peuple martyrisé à une guérilla islamiste, elle a justifié l’abominable répression de la Russie. Oubliés les massacres, les bombardements, la destruction de Grozny, les hommes assassinés sans raison ou parqués dans des camps. Oubliés aussi les enfants pris dans la tourmente du conflit, qui perdent leurs parents, et sont jetés à la rue ou enrôlés dès leur plus jeune âge dans l’armée. Il faut donc un courage louable à Pirjo Honkasalo, documentariste finlandaise, pour briser le mur du silence et s’intéresser à ceux pour qui personne ne manifeste ou ne s’indigne à longueur de journaux télévisés.
Ce courage suffit-il pour dé-légitimer la critique ? Certes, le projet est sincère, et Pirjo Honkasalo l’a tellement désiré qu’elle n’a pas hésité à passer des mois entiers en Tchétchénie et en Ingouchie, alors même que la crise tchétchène atteignait des sommets avec la prise d’otages dans un théâtre à Moscou. Ces événements ont sans doute rendu les conditions de tournage extrêmement difficiles. Comment rester impassible devant la tragédie de ces petits Russes ou Tchétchènes qu’on fait naître pour mourir à la guerre ? Comment rester objectif devant des anges blonds et innocents qui ont perdu le sourire en perdant leur enfance ? Hélas, la documentariste se repaît de visages fatigués et las, sur lesquels elle s’attarde si longuement que ses plans sans âme finissent par devenir insupportables. Pas une once d’émotion ne transparaît dans ce film lourdement stylisé, où le seul commentaire se résume à une voix-off évoquant sur un ton monocorde les viols, suicides ou meurtres qui ont fait le passé de ses petits personnages.
La mise en scène accentue cette grandiloquence prétendument poétique, comme dans la deuxième partie, à Grozny, lorsque des enfants arrachés à leur mère malade hurlent leur désespoir. Sans pudeur, comme pour forcer une émotion qui ne viendra pourtant jamais, Pirjo Honkasalo filme leur crise, les baisers et les embrassades qui n’en finissent plus. Soudain, il n’est plus question de documentaire ou de témoignage, mais d’une pièce de théâtre où tout serait joué d’avance, d’un mélodrame où le spectateur serait sommé de verser une larme pour ne pas être taxé d’insensibilité. Parce qu’il n’aime pas être pris pour un imbécile, ce spectateur n’a plus d’autre choix alors que de dénoncer cette complaisance malsaine.
Car le pire est encore à venir, dans la dernière partie du film, en Ingouchie. Si les deux premières (dans l’école militaire, puis à Grozny) ont au moins le mérite de montrer et de dénoncer les conditions de vie des enfants, celle-ci échoue dans un symbolisme et une abstraction absolument indécentes. Voyez, dit la documentariste, ces plaines verdoyantes où paissent tranquillement quelques moutons et cavalent quelques chevaux. Malgré la guerre, et les bombardements, les hommes y continuent à célébrer les fêtes musulmanes et à danser… De telles affirmations prouvent que la propagande n’est pas le seul fait des « méchants » de l’histoire (les Russes) mais que le bourrage de crâne vient aussi des films qui n’expliquent rien et qui voudraient imposer leur point de vue par la seule force de la « belle image ».
Au bout du compte, ce documentaire qui promettait d’apporter un nouveau regard sur une sale guerre se révèle surtout terriblement ennuyeux. Car c’est une drôle de façon pour une documentariste de témoigner de l’horreur tchétchène en se regardant soigneusement le nombril.