Suite à son précédent long métrage, The Ballad of Jack and Rose, la réalisatrice Rebecca Miller a choisi de transposer à l’écran la matière de son roman Les Vies privées de Pippa Lee. Porté par un casting constellé de vedettes on ne peut plus dépareillées, le film est le portrait d’une femme au foyer qui, rattrapée par une existence douloureuse, va vouloir s’émanciper, prendre le large et dérégler le quotidien où elle semble s’engluer. Et même si la démarche Miller semble plutôt sincère, certaines maladresses liées à l’adaptation littéraire n’évitent pas de voir à travers cette trajectoire, une entreprise balisée et finalement convenue.
Dans une banlieue pavillonnaire comme l’Amérique en compte des milliers, la quarantenaire Pippa Lee (Robin Wright Penn) apporte réconforts et sourires serviables à son mari éditeur. Homme beaucoup plus âgé que sa femme, Herb Lee (Alan Arkin) est un père de famille chaleureux doublé d’un intellectuel apprécié par ses proches mais apeuré face à la mort. La belle photo de famille est agrémentée ici d’un fils étudiant en droit et d’une jeune fille apprentie photographe de guerre (en Irak…) et fruit du précédent mariage du père. Dans cet univers que rien ne semble troubler, Pippa Lee est une femme dévouée (sans non plus être servante), généreuse mais somme toute effacée. Or, le masque de bonté qu’arbore notre protagoniste cache des failles et un trouble passif qui vont nous être révélés au fil de mystérieux événements.
Un matin, Pippa Lee découvre sa cuisine souillée de nourritures qui jonchent le sol. La répétition de ces actes pousse Pippa et son mari à vidéo-surveiller leur cuisine pour finalement découvrir que c’est la pure et somnambulique Pippa qui s’affiche sur l’écran en train de dévorer à même le sol le garde-manger familial. Cette idée originale et nœud premier du film se transforme à l’image en quelque chose d’assez ridicule… Véritable point de départ d’une série de flash-backs où l’on suivra l’enfance tourmentée et le parcours erratique de Pippa Lee, ces maux s’incarnent dans le présent de l’histoire sous la forme d’un retour du refoulé et d’une crise identitaire. Alors que d’un côté le visage de Robin Wright Penn se ferme et dévoile une femme en proie aux doutes, le scénario surprend en dévoilant un visage aux yeux noircis et un corps virginale, frêle qui n’est autre que l’adolescente Pippa incarnée ici par Blake Lively. On suit alors le rapport attraction/répulsion de l’enfant Pippa face à sa mère dépendante au speed pour marcher ensuite sur les pas de l’adolescente orpheline, paumée et ouverte aux expériences les plus brûlantes. Mais là où la jeune actrice semble manifestement posséder son rôle, reste cette vision romantique sur la perdition juvénile qui limite et fragilise une totale adhésion à une idée pourtant originale.
À ce choix de faire cohabiter deux mêmes personnages comme un reflet du Même et de l’Autre, se joignent des imperfections davantage liées à la construction puis à la trajectoire que va dessiner la nouvelle Pippa Lee. En premier lieu et suivant la structure en flash-back du film, difficile de se laisser complètement aller à des basculements temporels factices et dont on cherche encore la logique. Sans véritable maillon, le film et les « vies privées de Pippa Lee » naviguent sur des eaux différentes dont les croisements et les échos décousus n’invitent jamais à recomposer les traits d’un portrait à l’origine déjà bien fissuré.
L’autre épine dans le pied du film de Rebecca Miller tient essentiellement aux seconds rôles, et plus particulièrement à ceux interprétés par Keanu Reeves et Winona Ryder. On évitera d’en dire trop sur l’issue du film (a noter que la bande-annonce montre le dernier plan du film…) mais le personnage de Winona Ryder qui va bientôt trahir son amie est un tel condensé de stéréotypes et de jeu outré qu’elle en porterait presque défaut à l’interprétation brisée de Robin Wright Penn (qui fait penser à une Gena Rowlands moins habitée). Le personnage de cow-boy (venu de l’ouest…) et d’adolescent attardé joué par Keanu Reeves accuse de son côté les faiblesses d’un acteur qui semble n’avoir jamais existé sur pellicule.
Enfin, que peut-on dire d’un film qui, sur la durée, ne fait que révéler les travers et paradoxes d’un cinéma qui voudrait s’afficher comme indépendant ? Que sous ses airs de compassion pour les marges et son plaidoyer pour les libres trajectoires, il résume entièrement l’improbable position d’un cinéma partagé entre quête de séduction (casting poids lourd, totale transparence du scénario) et discours alternatif propret, gentiment édulcoré. Que Les Vies privées de Pippa Lee brassent de nouveau dans un registre qui comporte bien trop de clichés prévisibles (les tourments de la middle-class) pour ne pas le préciser et que, sous leur forme de drame romanesque, se cache une espèce de film qui pourrait ressembler à un livre posé sur la table de chevet de la ménagère de cinquante ans ou d’une vieille fille sage comme une image.