Pour rendre compte de l’architecture de L’Esprit Le Corbusier, il faut prêter attention aux lignes tracées par les séquences qui bordent le film. L’ouverture et la conclusion ont en commun de présenter en quelques plans l’église Saint-Pierre de Firminy, ouvrage de béton achevé en 2006 sur les plans du Corbusier. On parcourt d’abord l’édifice de l’intérieur, suivant un mouvement descendant qui amène de la coupole à l’autel ; puis, au plan suivant, l’unité d’habitation de Firminy apparaît derrière le toit d’une maison présentée par le narrateur (Charles Berling, relatant à la première personne l’expérience du réalisateur) comme étant celle où il est né. Symétriquement, à la fin du film, un mouvement de caméra relie la tombe du Corbusier à la ligne d’horizon, avant de joindre, dans un glissement, le faîte de l’église et sa base.
Verticalité
La verticalité des lignes est à mettre en parallèle avec le titre du film. Le Corbusier n’est plus de ce monde mais son Esprit (en lettres capitales) demeure, son « génie » n’ayant de cesse d’inspirer des générations nouvelles d’architectes et d’artistes. Leurs témoignages, qui constituent la matière première du film, disent l’importance de son legs. Si l’église peut faire office de mausolée, l’intérêt du documentaire est cependant de ne pas s’en tenir au registre de l’hagiographie. Il joue habilement avec la polysémie du terme « esprit ». D’une part, en filmant littéralement la hantise. « L’esprit Le Corbusier » se confond alors avec un esprit des lieux. De nombreux inserts-vidéo sur la surface des bâtiments superposent au béton la mémoire de moments passés, comme pour rendre sensible la trace laissée par eux. La performance d’un danseur, inspirée par le « modulor » (silhouette humaine standardisée qui sert d’étalon aux constructions de l’architecte), vient ainsi s’imprimer sur l’image d’un bassin, de sorte que le spectre de l’artiste semble se dissiper dans les eaux. D’autre part, le film s’attache à creuser des écarts : l’entrecroisement des lignes vient en effet indiquer une mise en tension et introduire une forme d’ambivalence dans le regard porté sur cette figure controversée. Il s’agit bien d’interroger la teneur d’un héritage et la distance entre un homme et son œuvre. Le film ne cherche ainsi pas tant à retranscrire un style, qui pourrait être assimilé à une collection d’outils et de concepts propres au célèbre architecte (le « modulor » donc, le « plan libre », etc.), mais bien à saisir l’esprit d’un créateur. Autrement dit, une certaine manière d’être au monde et de l’appréhender, et ce faisant d’y demeurer par-delà la mort.
Horizontalité
Il n’est pas anodin que les deux séquences évoquées mettent en correspondance une naissance (celle du réalisateur) et une mort (celle de l’architecte). En les repliant horizontalement l’une sur l’autre, elles soulignent l’entrecroisement de deux histoires ou plutôt de deux regards. Adolescent, Gilles Coudert n’a eu de cesse d’être sollicité par l’espace dans lequel il évoluait et, dès lors, de l’interroger. C’est cette co-construction d’une œuvre et d’un regard qui se trouve au cœur du film. Les différents dispositifs artistiques présentés ont précisément vocation à questionner le rapport entretenu par le spectateur ou l’habitant avec les constructions du Corbusier, notamment par sa mise en abîme : ainsi d’une miniature de la « Cité radieuse », montée sur roue et télécommandée, qui déambule dans les espaces de vie (les « rues ») du bâtiment. Sans que le film ne se prête véritablement à l’exercice d’une sociologie de la vie communautaire dans les grands ensembles dessinés par celui qu’on surnomme le « fada », la vie dans l’unité d’habitation de Firminy est décrite dans les mêmes termes : le mobilier est modulable mais l’espace, restreint, impose également aux résidents d’adapter leur mode de vie et leurs mouvements. Un cinéaste ayant utilisé l’un de ces appartements comme décor explique qu’il lui a fallu se plier aux contraintes du lieu : filmer, c’est autant jouer avec les contours d’un espace que se plier à ses formes.
Le triangle
Enfin, on constate que les deux séquences s’organisent autour de la figure du triangle. On peut y voir, au-delà d’un motif trinitaire, une représentation géométrique cohérente de cet « esprit » que le film s’efforce d’appréhender. Il en va en effet, chez Le Corbusier, d’une certaine conception du cosmos (la constellation sur la paroi de l’église y renvoie) autant que de l’harmonie à établir entre un milieu et ceux qui le traversent ou l’habitent. Dans cette perspective, l’usage qu’il fait des couleurs peut aussi bien entrer en correspondance avec une partition musicale (l’alternance des couleurs sur la façade de la Maison de la culture de Firminy-Vert) que reproduire la segmentation chromatique d’un coucher de soleil (sa tombe). Là où certains contempteurs de l’architecte ont vu dans cet ordre un danger (ou ont au contraire vanté, comme un film de Pierre Kast, datant de 1957, un « architecte du bonheur »), s’inquiétant de ce que le tracé des lignes peut revêtir d’idéologique, le film envisage davantage son art comme la possibilité d’un dialogue sans cesse renouvelé entre l’espace, le regard et le corps.